Twitter et les journalistes: une relation en construction

Par Renaud Carbasse

Par Renaud Carbasse

Nouvelle étape dans les stratégies d'adaptation des acteurs traditionnels du monde journalistique vers les nouvelles plateformes de diffusion, deux organisations britanniques, Sky News et la BBC ont révisé leurs politiques d'utilisation des réseaux sociaux la semaine dernière. Interdit désormais pour les journalistes de la BBC de diffuser un scoop sur Twitter avant qu'il ne soit passé par un processus éditorial interne. Chez Sky News, on ne peut plus tweeter des contenus venant de la concurrence.

La nouvelle a évidemment fait parler, Alfred Hermida, un ancien de la BBC, allant même jusqu'à qualifier une telle interdiction d'anachronisme. Refuser en tant qu'organisation médiatique de diffuser des primeurs sur Twitter relève d'une vision verticale de l'écosystème médiatique les médias traditionnels auraient encore le monopole de l'information, rajoute-t-il.

De par ses caractéristiques, Twitter s'est rapidement imposé dans le milieu. Les entreprises et les journalistes y ont vu un nouveau canal de diffusion et l'utilisent pour rediriger les internautes vers leurs contenusle Pew Research Center montre même qu'il sert presque exclusivement de canal de diffusion supplémentaire pour les entreprises de presse aux États-Unis. De leur côté, les journalistes s'en servent aussi pour avoir accès à de nouvelles sources, lancer des appels à témoignages, discuter avec leurs lecteurs et ajouter un peu plus de transparence à leur processus de récolte et d'écriture ou encore soigner leur présence (et leur marque) en ligne.

Mais c'est surtout en matière de rediffusion de la nouvelle que la plateforme s'est montrée efficace. En période de crisecatastrophe naturelle, accidents et autres breaking newsTwitter permet de faire circuler et partager l'information à très grande vitesse, parfois plus rapidement que par le biais des agences.

Rapidement, l'outil a aussi montré les inconvénients de ses avantages. Des enjeux de nature commerciale d'abord, alors qu'une partie des contenus diffusés par les journalistes ne renvoient pas systématiquement vers leur site Web d'appartenance, privant les entreprises d'une partie du trafic Web sur lequel repose encore leur modèle d'affaires. Par ailleurs, des enjeux déontologiques sont exacerbésceux de la vitesse de publication et du travail de vérification, de la validité des sources, du traitement des rumeurs, ou encore du maintien d'une apparence d'objectivité pour les journalistes, y compris dans leurs interactions avec le public en ligne. Si les cas de tweets ou de commentaires personnels s'étant traduits par des mesures disciplinaires pour des journalistes sont encore exceptionnels, ils ont été particulièrement médiatisés.

À l'image des usages sur Internet, l'utilisation de Twitter par les journalistes est encore en construction et les stratégies des entreprises évoluent au fur et à mesure que de nouvelles questions et problèmes surgissent. Ce qui donne parfois lieu à la mise en place de pratiques contradictoires ou, comme dans le cas britannique, à des positions drastiques. Dans un éditorial du New York Times, David Carr montre à la fois la variété des problèmes auxquels peuvent faire face journalistes et entreprises de presse. Et de rappeler que la brièveté des messages et leur rapide propagation sur le réseau doivent inciter les journalistes à ne pas prendre Twitter à la légère.

Instauration progressive de balises

Du côté de la profession, on s'adapte aussi aux nouveaux outils et on tente d'imposer des balises. À lautomne 2010, plus d'un an avant la France, des acteurs du journalisme au Québecautant Radio-Canada et La Presse que la FPJQont implanté et publicisé une série de clauses de «réseaux sociaux» dans les guides déontologiques à l'intention de leurs employés ou leurs membres. Ce travail de «manualisation» de l'utilisation des réseaux sociaux par les journalistes du Québec suit une série de grandes lignes communes qui, toutes, visent à appliquer à l'écriture des tweets les mêmes standards que sur les autres plateformes.

Si toutes les clauses ajoutées aux codes de pratiques existants reconnaissent l'importance des réseaux sociaux pour la pratique du journalisme et sa transparence, ils montrent aussi en quoi une telle transparence peut être à double tranchant. Celle de la FPJQ, par exemple, fait un véritable travail pédagogique en soulignant l'absence de séparation nette entre le caractère public et privé des réseaux sociaux. Ceci se répercute à la fois sur la protection de l'anonymat des sources avec lesquelles le journaliste pourra être amené à parler. On pense encore à la publicisation de commentaires et d'opinions qui sont sortis de leur cadre initial. Le guide de normes et pratiques de Radio-Canada souligne ces deux particularités et conseille à ses journalistes de conserver présent à l'esprit leur lien d'emploi avec la société lorsqu'ils publient sur les réseaux sociaux.

La mise à jour des codes de pratiques vise surtout à imposer les mêmes standards journalistiques aux réseaux sociaux que sur les autres plateformes. Il s'agit d'abord de critères similaires de vérification à la publication sur les réseaux sociaux, incitant les journalistes à y penser à deux fois avant de simplement cliquer sur «retweet» sur une breaking news. On pense également au souci de conserver une apparence d'objectivité auprès du public, alors que les journalistes sont invités à ne pas donner leur opinion sur des sujets qu'ils ne couvrent pas ou qui sont considérés comme «sensibles» par leurs directions. Des directives qui cadrent mal avec l'esprit de conversation plus ou moins formelle qui règne sur les réseaux sociaux dans leur ensemble.

Les mêmes normes pour tous?

Ces clauses de réseaux sociaux viennent poser des balises à l'utilisation de formes médiatiques encore peu stabilisées. Elles permettent aussi de tempérer la course au scoop et à la rediffusion quasi-instantanée des nouvelles en rappelant aux journalistes certains principes qui régissent la profession. En contrepartie, celles-ci ne tiennent pas compte du statut des journalistes et ne s'appliquent pas  à la profession dans son ensemble.

Or, la seule étude scientifique de grande ampleur disponible à ce jour montre combien les usages de Twitter et le respect des normes journalistiques sont différenciés. En analysant des tweets de journalistes États-uniens, Lasorsa et ses collègues montrent que si les journalistes qui travaillent pour les grands médias s'astreignent plus facilement au travail de vérification et ne rentrent pas systématiquement en conversation avec leur lecteursne donnant pas ou peu leur opinion sur un sujet ou un autreceux étant dans une situation plus précaire ou travaillant pour des entreprises moins établies sont, eux, incités à jouer avec les normes déontologiques pour acquérir et maintenir un grand bassin de «followers» sur la plateforme.

De par le caractère encore instable des usages sur les réseaux sociaux comme celui des modèles d'affaires retenus par les entreprises médiatiques, il est probable que les codes de pratiques et les politiques d'entreprises en la matière soient amenés à évoluer. Si la tendance évoquée plus haut par les chercheurs se précise, il s'agira de poser la question des conditions de pratiques des journalistes ou celle d'un code commun à l'ensemble de la profession.

Renaud Carbasse est doctorant en Communication à UQAM – Centre de recherche GRICIS, il est membre du comité éditorial de ProjetJ