Les parlementaires se penchent depuis hier sur le conflit de travail au Journal de
Montréal qui dure depuis plus de deux ans. Ils s’intéressent
précisément aux dispositions anti-briseurs de
grève prévues au Code du travail et ont exclu la concentration de la
presse de leur mandat. Depuis le début des audiences, ce dossier est
pourtant, encore une fois, l’éléphant dans la pièce.

Le
professeur Marc-François Bernier, titulaire de la Chaire de recherche
sur la francophonie canadienne en communication, spécialisée en éthique
du journalisme, a soumis aux députés quatre recommandations en lien direct avec la
convergence. Nous publions ici son rapport.

***

Il y a exactement dix ans, devant la
Commission parlementaire qui se penchait sur la concentration de la
propriété des médias au Québec, les représentants de Quebecor
avaient solennellement déclaré, notamment, qu’ils allaient
demeurer membres de l’agence La Presse Canadienne. Un représentant
de Quebecor avait déclaré aux parlementaires :

«Au niveau de La Presse canadienne,
Quebecor, par le biais de ses quotidiens, fait partie de
La
Presse canadienne
depuis plusieurs
années déjà. Nous contribuons financièrement à
La
Presse canadienne
; La
Presse canadienne
est une coopérative.
Nous avons été partie prenante de la restructuration de
La
Presse canadienne
, il y a quatre ans,
lorsque le groupe Southam ― groupe de M. Conrad Black ― avait
menacé de quitter
La Presse canadienne,
et ça remettait en question la survie de
La
Presse canadienne
. Donc, nous avons été
parmi les artisans pour relancer
La
Presse canadienne
; nous le demeurons
toujours. Et les journaux Quebecor vont continuer de supporter
La
Presse canadienne
, parce que c’est
notre intérêt et c’est également l’intérêt des publications au
Québec, parce que, vu que c’est une coopérative, nous fournissons
énormément de nouvelles à
La Presse
canadienne
dont les petits joueurs dans
les petits marchés peuvent bénéficier des nouvelles que nous
fabriquons nous-mêmes. C’est un échange coopératif. Donc, c’est
tout à fait clair que nous allons continuer dans cette direction».

Les parlementaires de l’époque ont
cru à cette promesse. Ils ont fait confiance à Quebecor. Nous
savons maintenant que Quebecor Media n’a pas respecté son
engagement, comme certains autres du reste (son adhésion au Conseil
de presse n’a duré que quelques années, il n’y a pas d’étanchéité
réelle entre ses salles de rédaction).

Non seulement
l’engagement concernant la Presse Canadienne n’a pas été
respecté, mais on a aussi assisté à la création d’un réseau
interne d’échange de contenus (textes, reportages, photos, vidéos,
etc,) pour approvisionner les médias du groupe.
Ce
réseau interne a été baptisé Agence QMI., afin de laisser croire
qu’il s’agissait d’une agence de presse.

Sur le plan technique, et jusqu’à
preuve du contraire, Agence QMI n’est pas une agence de presse.
Par définition et pas tradition, une agence de presse est une entité
(entreprise privée, publique ou coopérative) qui fait
essentiellement deux choses : elle produit ou collige des
contenus (articles, photos, reportages, photos, etc.) et les vend ou
les distribue à ses clients et à ses membres. Les clients et les
membres sont d’autres entités externes (médias, entreprises,
institutions publiques, etc.). Les agences de presse peuvent compter
sur des ressources qui leur sont propres en plus de partager des
contenus acheminés par certains de leurs membres. La dite Agence QMI
ne ressemble en rien aux agences de presse reconnues.

Agence QMI n’est pas une agence de
presse au sens que cette notion a toujours eu : c’est un
réseau interne d’échange de contenus (un pipeline)
. Jusqu’à
preuve du contraire, elle n’a pas de médias clients externes. S’il
y en a, ils sont marginaux et très peu visibles. La principale
fonction de Agence QMI, dans le contexte qui intéresse la Commission
parlementaire sur la modernisation des
dispositions anti-briseurs de grève prévues au Code du travail,
est
d’alimenter Le Journal de Montréal en contenus qui sont
produits par des journalistes d’autres médias de Quebecor (Internet,
hebdomadaires, magazines, télévision, etc.). Cela permet de faire
indirectement ce qu’il est impossible de faire directement, soit de
recourir au travail de journalistes appartenant à différentes
entreprises de Quebecor afin que leur production soit diffusée et
publiée dans différents médias, même (et surtout?) ceux en
situation de conflit de travail.

Ainsi, des journalistes à l’emploi
d’autres entreprises du groupe Quebecor se voient contraints de céder
leur travail afin de compenser l’absence des journalistes mis en
lock-out pour des raisons fort discutables, compte tenu que Le
Journal de Montréal a toujours été largement profitable.

De plus, la crise des médias qui a
touché bon nombre de médias de l’Amérique du Nord a été moins
ressentie au Québec, si on s’en remet aux tirages qui ont peu varié.
Il n’y avait donc aucune urgence à recourir à ce moyen extrême
qu’est le lock-out, et celui-ci n’a pu être décrété que grâce à
l’existence du système de circulation des contenus de la dite Agence
QMI. Que grâce au déséquilibre du rapport de forces entre
employeurs et journalistes.

Cette situation était prévisible

Il y a exactement dix ans, devant la
Commission parlementaire sur la concentration de la presse, j’avais
recommandé aux parlementaires de limiter les pouvoirs des groupes
médiatiques, notamment en vue d’éventuels conflits de travail.
Ainsi, en février 2001, j’enjoignais les
parlementaires, notamment, à atténuer la domination des grands
conglomérats médiatiques eu égard aux journalistes pigistes d’une
part (pour leur reconnaître un statut et des conditions de travail
minimales dans un contexte d’oligopole médiatique) et d’autre part
eu égard aux journalistes syndiqués des entreprises de presse lors
de confits de travail.

Pour les
journalistes syndiqués, les situations de grève et de lock-out

mettent en cause un équilibre du rapport de force entre les parties.
Mais en situation de concentration et de convergence, où les
frontières traditionnelles disparaissent, cet équilibre est perdu à
l’avantage de l’employeur qui peut utiliser les ressources de son
groupe de médias pour remplacer ses propres employés.

À cet effet,
j’enjoignais les parlementaires à prendre des mesures pour éviter
que les conglomérats médiatiques puissent abuser d’une trop
grande domination. Je traitais du « déséquilibre favorable
aux propriétaires de médias … en ce qui concerne leurs rapports
avec leurs employés syndiqués. L’ultime moyen de pression dans le
rapport de force entre patronat et syndicat est le recours à la
grève ou au lock-out. Dans un univers concentré comme celui qui
s’annonce au Québec, le droit de grève des syndiqués d’un
média perdra considérablement de son importance puisque ce média
pourra facilement combler le manque d’information en
s’approvisionnant à ses autres salles de rédaction (…) Il faut
intervenir pour protéger l’équilibre nécessaire à tout rapport
de force et favoriser la paix sociale ». En même temps que le
droit de grève a perdu de son importance, le droit de lock-out est
devenu un moyen radical qui a très peu de conséquence pour
l’employeur puisqu’il a toujours accès à une main-d’œuvre
extérieure, captive en quelque sorte, souvent à moindre coût du
reste.

Je recommandais
alors que le «Gouvernement du Québec obtienne des dirigeants des
médias l’engagement formel que les salles de rédaction des
groupes de presse ne serviront pas à atténuer les effets d’une
grève ou d’un lock-out affectant les autres médias». Les
parlementaires ont ignoré cette mesure fondée sur le simple
principe d’équité.

Comme c’est souvent le cas, les mises
en garde d’experts indépendants ont peu de poids face aux
intérêts, au pouvoir et aux représentations de grands acteurs
économiques et médiatiques. L’exemple de février 2001 s’ajoute à
bien d’autres. C’est donc sans illusion que je soumets à nouveau
les quelques recommandations qui suivent, ne serait-ce que pour ne
pas donner crédit à la maxime selon laquelle «Qui ne dit mot
consent».

Recommandations:

En ce qui concerne les médias
d’information, compte tenu du niveau de concentration très élevé
au Québec et des stratégies de convergence mises en place ces
dernières années, il faut :

1) Lors de conflits de travail, limiter
le recours aux journalistes (reporters, photographes, vidéastes,
etc.), aux chroniqueurs, aux commentateurs et aux analystes en ne
permettant que la présence de ceux qui étaient à l’emploi du
media concerné (et non des autres filiales du conglomérat
médiatique) au moins 12 mois avant la fin de la convention
collective.

2) Interdire que, lorsqu’elles se
retrouvent en situation de confit de travail, les entreprises de
presse puissent être alimentées par d’autres médias du même
groupe dans une proportion plus importante (en fréquence, en espace,
en temps, etc.) que cela n’était le cas avant le conflit.

3) Exiger que la provenance des
contenus diffusés par les médias soit divulguée (signature des
textes et reportages, photos, etc.) afin de pourvoir en retracer
l’origine véritable.

4) Fixer un plafond quant à l’échange
de contenus entre médias d’un même groupe. Il n’existe sans doute
pas de critère absolu pour un tel plafond, mais il serait
raisonnable de le fixer à environ 25 % ce qui accorde à la fois de
la souplesse aux dirigeants des médias et assure la protection des
journalistes.

Je ne peux m’empêcher de rappeler aux
parlementaires que certains des engagements solennels des dirigeants
de Quebecor Media, lors de la Commission parlementaire de février
2001, n’ont pas été respectés et qu’il leur revient de prendre les
mesures qui s’imposent.

Marc-François Bernier (Ph.D.), Titulaire, Chaire
de recherche sur la francophonie canadienne en communication,
spécialisée en éthique du journalisme, Professeur agrégé, Coordonnateur du
programme de journalisme, Département de
communication, Université d’Ottawa.