Par Robert Delaney, vice-président et directeur de la rédaction de /newsroom et journaliste indépendant, correspondant notamment pour le Financial Times. Il a passé ses quatorze premières années de carrière en Asie, où il a, entre autres, travaillé au bureau de Bloomberg News à Pékin.
Par Robert Delaney, vice-président et directeur de la rédaction de /newsroom et journaliste indépendant, correspondant notamment pour le Financial Times. Il a passé ses quatorze premières années de carrière en Asie, où il a, entre autres, travaillé au bureau de Bloomberg News à Pékin.
Traduction d’un article initialement publié sur J-Source le 27 avril 2014
On a parlé journalisme de marque récemment à Toronto. Cette approche est-elle efficace? Est-elle hypocrite? Justifiable? Inévitable? Alors que j’ai vingt ans d’expérience en tant que journaliste, j’ai récemment basculé vers le contenu marketing, raison pour laquelle je souhaite alimenter le débat. Mais dans un premier temps, commençons par replacer le sujet dans le contexte des récents bouleversements que vit l’industrie.
Dans les six derniers mois, le Globe and Mail a perdu, éliminé ou remplacé son rédacteur en chef, son directeur de rédaction, ainsi que l’éditeur et l’éditeur adjoint (en l’occurrence, moi) de la section Affaires du journal papier. Dans le même temps, les rédactrices en chef de deux des plus prestigieux journaux sur la planète, le New York Times et Le Monde, ont été remerciées après d’interminables conflits avec leurs collaborateurs, aussi bien au dessus qu’en dessous d’elles dans la hiérarchie.
Le Globe, le NYT et Le Monde ont tous les trois d’impeccables pédigrées en matière d’information, mais cela ne garantit plus la loyauté des lecteurs. Au Globe, ils sont nombreux à avoir saisi le challenge auquel ils font face mais mettre les vieilles habitudes de côté pour prendre le train du changement n’est pas chose facile, ni rapide. C’est pourquoi le journal, comme presque tous ses homologues tout autour de la planète, tente aujourd’hui de modifier de manière drastique tout son ADN. Il s’agit là d’un processus drastique, qui mène inévitablement à réduire les couts de management, donc les effectifs au sein des salles de nouvelles. C’est comme cela que je me suis retrouvé sur le trottoir, devant le 444, Front Street, moins de six mois après y avoir fait mon entrée. Je n’avais alors que quelques semaines pour prendre une décision: accepter une offre que me faisait /newsroom, une entreprise leader en matière de contenu marketing installée à Toronto, ou continuer à postuler à des emplois qui avaient de grandes chances de disparaitre dans les mois qui suivraient.
En attendant, des organes comme Buzzfeed, Vox, Monocle et des publications de niche comme Marginal Revolution vont de l’avant. Sans les contraintes liées au papier, comme l’heure de tombée notamment, et en développant une dextérité en matière de nouvelles technologies et de réseaux sociaux, ces compagnies du 21ème siècle ont compris que le lectorat et l’audience fidèles aux médias généralistes ont cédé leur place à des millions d’individus qui ne veulent plus juste lire, mais s’engager, et sont demandeurs de nouveaux contenus qui les intéressent, chaque fois qu’ils regardent leur appareil mobile.
Dans cet environnement, alors que le contenu est relayé via les réseaux sociaux et optimisé pour la mobilité, ceux qui consomment et qui s’engagent, se moquent éperdument de savoir de quel canal provient l’information. C’est ainsi, du fait de ce nouvel écosystème médiatique, que le contenu marketing a pu trouver sa place, tandis que les médias traditionnels tentent de s’y adapter. Mais avec la profusion de sites, se pose inévitablement la question de la légitimité de cette nouvelle production. Les marques ne peuvent pas faire du journalisme puisque leur raison d’être est de contribuer à leur croissance. La nécessité de faire du profit, arguent certains, n’est pas compatible avec le fait de produire des nouvelles objectives. Les publications qui ont pour seul business, celui de sortir des nouvelles, crient à l’usurpation, mettant en avant leurs objectifs de transparence et d’objectivité.
Cette considération a rendu ma décision de rejoindre /nemsroom très difficile. Mais ça fait maintenant trois mois que j’y suis entré, et je n’ai depuis, jamais eu à écrire un argumentaire de vente, ni même camoufler une offre spéciale. J’ai en revanche eu l’opportunité de m’entretenir avec des spécialistes dans des domaines très divers comme les ressources naturelles ou le financement des entreprises technologiques. Le travail n’est pas très différent de celui que je faisais lorsque j’étais chez Bloomberg News, Dow Jones, le Globe et le Financial Times, sauf que j’en sais maintenant bien plus sur la manière dont le contenu navigue sur les réseaux sociaux, là où les audiences sont en train de migrer.
Ce changement de carrière m’a également amené à remettre en cause des choses qui me paraissaient évidentes lorsque j’étais journaliste. J’ai d’ailleurs été aidé dans ma réflexion par un événement ayant eu lieu au sein de la rédaction d’un de mes anciens employeurs. Bloomberg News a effet décidé de tuer dans l’œuf une histoire écrite par Mike Forsythe et révélant les avoirs des leaders chinois. Les éditeurs de la compagnie ont alors prétexté un manque de preuves. M. Forsythe avait déjà fait une série de reportages sur le sujet et son travail a d’ailleurs rapporté à Bloomberg un prix George Polk. Ces précédentes histoires avaient cependant amené le ministre des affaires étrangères chinois à exercer des pressions, suspendant les visas des correspondants de la compagnie œuvrant en Chine. Bloomberg News a cédé et Mike Forsythe a finalement été licencié pour avoir fourni des détails sur sa série au New York Times. Peter Grauer a ensuite avoué avoir placé les intérêts d’affaires avant la liberté d’informer lorsqu’il a dit: «nous avons dû repenser» ce genre de reportages.
J’ai travaillé quelques années avec Mike Forsythe au bureau de Bloomberg News à Pékin et je peux affirmer sans réserve qu’il n’a jamais soumis une histoire qui ne pourrait passer le test de la vérification et il avait d’ailleurs toute la confiance de la plupart des éditeurs chez Bloomberg News.
Bloomberg n’est pas le seul média au sein duquel les intérêts d’affaires prennent parfois le pas sur l’objectivité. L’un des journaux pour lesquels j’ai travaillé dispose d’une règle tacite faisant en sorte que les éditeurs peuvent relire tous les articles évoquant l’un de ses propriétaires, une grande entreprise cotée en bourse. Je n’ai jamais vu aucune retouche faite pour protéger la réputation de cette compagnie mais le fait que cette pratique existe est bien la preuve que la sacro-sainte objectivité journalistique peut parfois être sacrifiée.
Au Globe, la vidéo de la scène de sexe de Margot Robbie dans le Loup de Wall Street ainsi qu’un reportage sur des adeptes du yoga nu à Edmonton sont tous les deux restés en page d’accueil bien plus longtemps qu’à l’accoutumé. Et personne n’a tenté de prétendre qu’il s’agissait d’autre chose que de générer du clic.
Quant au Wall Street Journal? Il suffit juste de dire que la salle de nouvelles produit le contenu marketing de la Chambre de commerce américaine…
Loin de moi l’idée de discréditer les médias que je viens de citer. Toute personne désirant être informée devrait toujours commencer par le NYT, le Globe, Bloomberg, et le WSJ. Je ne fais que mettre le doigt sur le fait que des compromis sont parfois faits tout au long du processus de production même lorsqu’il s’agit du meilleur de ce que le journalisme a à nous offrir. Et que ce serait une erreur d’accepter d’un côté ces transgressions mineures et de l’autre, de condamner tout ce qui ressemble à du contenu marketing.
Les marques ont le droit de publier, particulièrement aujourd’hui alors que l’ère de l’argumentaire de ventes est sur le point de se terminer. Quiconque recherche un produit ou un service compte sur ses pairs ou sur un expert pour l’aider à prendre sa décision. Or, les messages publicitaires sont en train de s’éteindre. Cette réalité pousse les marques à trouver de nouveaux moyens de construire une relation de confiance avec leurs clients potentiels. Pour elles, le contenu marketing n’est pas une simple option, mais un impératif.
Lorsqu’un journaliste expérimenté mandaté par une banque établie s’entretient avec un analyste indépendant à propos des perspectives économiques, ce contenu attire une audience et bâtit une relation. Si le même journaliste, travaillant pour le même sponsor, interviewe plusieurs sources pour démontrer que les services proposés par cette banque sont meilleurs, le mayonnaise ne prend pas. L’audience sait faire la part des choses.
L’augmentation du journalisme de marque est inévitable, alors même que le tumulte que connaissent les salles de nouvelles actuellement n’est pas prêt de s’éteindre à en croire ce commentaire trouvée sous la rubrique Journaliste de Service Canada: «L’émergence de nouveaux champs d’intervention n’a pas permis de compenser la diminution des emplois dans les secteurs plus traditionnels. Étant donné que le mouvement de regroupements, de fusions et de convergence dans les médias devrait se maintenir et même s’intensifier, on prévoit que le nombre de journalistes diminuera de façon notable au cours des prochaines années.»
Pour finir, ce n’est ni à moi, ni à un quelconque expert de décider si le journalisme de marque a un avenir ou non. C’est aujourd’hui via les réseaux sociaux, en fonction des partages, des commentaires et des conversations au sujet des contenus publiés, qu’ils soient de marque ou non, que provient le jugement ultime. C’est là qu’une frontière se dresse entre ce qui est considéré comme objectif, informatif et valable. Ou non.
Photo Matt Meuse (courtoisie)
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