Par Françoise Benhamou (Université de Paris I)

“Le Grand Malentendu”. Ou le grand dérapage. C’est celui qui conduit le monde des
journalistes à creuser chaque jour le véritable fossé qui le sépare de son public. Tel est l’objet du dernier livre de Jean-Marie Charon, paru chez Vuibert. Jean-Marie Charon est un excellent connaisseur du monde des médias. L’auteur a pour ambition de proposer des pistes afin que public et journalistes cessent de subir les dérives de notre système d’information.

Trois questions sont particulièrement traitées: la fiabilité de l’information dans sa confrontation à la complexité du monde, le traitement de la violence, comme dans la crise des banlieues de l’automne 2005, le rôle des journalistes dans ce qu’on désigne par la dépolitisation de la société française.

Les sources de mécontentement sont considérables: qui n’a pas évoqué la faible fiabilité des médias, leurs choix ou leur façon de les hiérarchisée contestables, la primauté accordée aux faits divers et au spectaculaire, le non respect des personnes, la désinvolture à l’égard des conséquences de certaines images ou de la publication de détails inutiles et dévastateurs, la surenchère concurrentielle dans la quête des scoops qui permettent de capturer l’audience et de la retirer aux autres médias. Des médias auxquels on reproche d’être coupés des “vraies” gens, mais trop enclins à privilégier le fait divers, responsables du discrédit des politiques mais complices des mêmes.

Comment ne pas évoquer par exemple la substitution de la promotion à la critique, lorsqu’un média invite un acteur à succès pour parler d’un film et que cette interview pleine de complaisance tient lieu d’analyse critique du film. Pire encore: comment un média peut-il être crédible lorsqu’il propose une pseudo critique d’un film dont il est un des financeurs, sans même que le téléspectateur ait été averti de ce partenariat?

Les reproches adressés aux journalistes ne s’arrêtent pas en si bon chemin: non seulement leur comportement est discutable, leur éthique fragile, mais encore leur capacité à entendre la critique peu développée. Ce refus de la critique étonne d’autant plus que les journalistes s’arrogent la plus totale liberté de critiquer toute personne ou institution au nom de la liberté de l’information et du bon fonctionnement de la démocratie!

Charon analyse finement les transformations des conditions économiques du travail du journaliste qui procèdent du développement des technologies numériques : accélération
de l’information, devenue une information en continu, polyvalence, achat de reportages clés en main dont on ignore les conditions de la production. L’Internet brouille le jeu en introduisant de nouvelles formes de relations avec le public : dialogue numérique, nouveau partage des rôles aux termes duquel le public est amené à se substituer au journaliste.

Nombre de ces évolutions renvoient aux transformations de la propriété des médias, marquées par l’internationalisation des groupes, la concentration et la financiarisation. Sur ce point le livre ne s’attarde guère, ce qu’on est en droit de regretter. En revanche, Charon pointe les carences de la formation des journalistes, peu adaptée selon lui aux compétences requises pour une presse qui doit désormais être experte en tous domaines.

Les codes de déontologie, certes existants, sont mal appliqués par la profession. L’intervention de médiateurs, sur un modèle initié par le Washington Post en 1970, ne suffit pas à régler la question du déficit de confiance entre les journalistes et leur public; les médiateurs sont asphyxiés par le flux des courriers et des courriels et par la variété des questions à traiter.

Faut-il créer une instance de contrôle, à l’instar de ce qui se fait dans d’autres pays? C’est là une solution qui suscite plus de méfiance que d’adhésion: on peut craindre la mainmise de l’Etat, toujours soupçonné de tentation liberticide, comme le comportement de journalistes passant de l’abus de pouvoir médiatique à l’autocensure.

Charon croit bien plus à l’arme plus indirecte de l’éducation aux médias par l’école et le milieu associatif. Seul le débat public est susceptible de faire le poids face au pouvoir des médias. La pression collective plutôt qu’un nouveau CSA. L’idée est séduisante. Mais l’expérience présente peut faire craindre qu’elle ne soit qu’une utopie.

“Le Grand Malentendu, Les journalistes face à leur public”
par Jean-Marie Charon, éditions Vuibert, 222 pages.