Lobjectivité journalistique sous influence

Pascale Renaud-Hébert, Université du Québec à Montréal

Jusqu’où l’appartenance à un groupe de presse influence-t-elle un journaliste dans ses choix?

Dans le brouhaha du lancement du disque de la nouvelle tête d’affiche de Musicor, un  journaliste tente de se frayer une place à travers la foule pour enfin sortir de la salle étouffante. Quand il rejoint la sortie, il ne peut s’empêcher d’être soulagé de quitter l’endroit et tout ce bruit. D’ailleurs, il ne sait pas comment il relatera les faits dans sa critique qui doit paraître le lendemain dans Le Journal de Montréal. Il est conscient du lien qui unit son quotidien à l’artiste, mais il est tout aussi conscient du mauvais produit qu’on vient de lui présenter et ne sait pas comment il va s’y prendre pour ne pas démolir le disque. Voilà sans doute un des plus grands défis des journalistes culturels qui sont reliés à des groupes de presse qui sont eux-mêmes producteurs d’événements culturels : demeurer objectif en tout temps.

L’empire Quebecor est souvent le premier auquel on fait référence lorsque l’on questionne l’objectivité journalistique en matière de culture. Comment éviter ce  rapprochement quand ce groupe possède à la fois une maison de production de disques (Musicor), une maison de distribution (Distribution Select), une station de télévision (TVA), divers types de publications (TVA publications) et, bien sûr, Le Journal de Montréal? Les différents conglomérats et la convergence des médias d’aujourd’hui demandent que l’on se questionne sur la situation actuelle de l’objectivité journalistique.

L’objectivité en voix d’extinction?

Selon Stéphane Baillargeon, journaliste au journal Le Devoir, l’appartenance à un groupe de presse peut se faire sentir à plusieurs degrés: le choix des sujets et le traitement. «On voit aujourd’hui des articles qui sont entre la « plogue » et le reportage, tout comme il y a une surexploitation des mêmes sujets. Occupation double ou Star Académie sont des émissions qui sont traitées presqu’à chaque jour et de façon plutôt cul-cul.», explique monsieur Baillargeon. Ces émissions sont souvent favorisées sur d’autres volets culturels. Paulette Dufour, qui fait la promotion de multiples artistes au Québec depuis plus de trente ans, affirme que les « angles morts » du journalisme culturel sont davantage présents, et ce même si la scène culturelle ne cesse de s’agrandir. 

Les journalistes se retrouvent-ils inévitablement devant un conflit moral lorsqu’ils doivent faire des choix comme ceux soulevés par Stéphane Baillargeon? Alain Labonté, relationniste de presse, considère que la pige nuit grandement à la couverture artistique. Comment, en effet, être impartial quand le travail pour lequel on est employé est instable, mais surtout, comment faire preuve d’objectivité quand on est engagé pour couvrir Star Académie uniquement? Un pigiste qui est embauché pour la période de Star Académie va-t-il vraiment, au lendemain du gala, affirmer que le spectacle était mauvais? Probablement pas. Peut-être parce que le « show » était vraiment bon, mais peut-être aussi parce qu’un futur contrat en dépen. Les journalistes font aujourd’hui face à un important problème : la fidélité envers leur journal ou la fidélité envers leur profession qui demeure tout de même d’informer les gens de façon objective.

Les journalistes culturels, des outils promotionnels bon marché?

Stéphane Baillargeon soulève un autre point intéressant lorsqu’il explique que le problème est supérieur aux groupes de presse eux-mêmes. «L’industrie culturelle, dont fait partie le journalisme, est une industrie du divertissement où les produits sont lancés à la queue leu-leu. On inonde le marché dans l’espoir que quelque chose se démarque. Il y a tellement d’offre que les journalistes ne savent même plus où donner de la tête.», explique-t-il. Selon lui, les effets pervers proviennent autant de l’appartenance à un empire comme celui de Quebecor que de la machine culturelle elle-même. Il suscite ainsi un autre débat intéressant : Les journalistes sont-ils devenus des outils promotionnels plutôt que des informateurs?

Odile Tremblay, critique cinéma au Devoir, évalue autrement la situation. «On affronte une machine qui veut nous inciter à «accompagner» la sortie d’une œuvre, plutôt qu’à  tenter de l’analyser et, dans certains cas, à avertir le public que, franchement, il ferait mieux de garder ses sous pour un meilleur spectacle…». Le travail des journalistes serait donc menacé par les multiples intervenants du domaine culturel (promoteurs, distributeurs, etc.) et il devient sans doute ardu pour ceux-ci de garder en tête un point de vue critique qu’ils transmettront par la suite.

«La convergence des médias brouille les cartes en « ploguant » d’insignifiantes productions culturelles issues de l’Empire», poursuit Odile Tremblay qui maintient d’ailleurs que beaucoup de journalistes en viennent à devenir des vendeurs de spectacles.  Selon Jean-François Parent, rédacteur en chef du magasine Le Trente, les journalistes culturels sont déchirés entre le droit public à l’information et « le marketing pur et simple de produits culturels ». Il explique que lorsqu’une imposante machine est derrière un produit, elle demande à ce que l’on accompagne celui-ci plutôt que de l’analyser .

Bref, il semble que nous assistons de plus en plus à une mutation du journalisme culturel qui oscille constamment entre l’analyse et la promotion. Cela devient d’autant plus inquiétant lorsque l’on sait que le Conseil de presse a rendu, il y a un peu moins d’un an, une décision concernant la plainte déposée contre TVA pour avoir traité, lors de bulletins de nouvelles, de l’émission Le Banquier. Les 17 et 25 janvier 2007, ce sont Pierre Bruneau et Sophie Thibault qui ont reçu respectivement Julie Snyder et une gagnante de la populaire émission de variétés. Le Conseil a retenu la plainte de David Longpré et a jugé que TVA n’a pas respecté, dans cette situation, «l’indépendance entre les secteurs de l’information et de la publicité». Ici, ce n’est pas seulement le journalisme culturel, mais le journalisme lui-même qui est affecté. Les chefs d’antennes du poste de télévision le plus regardé au Québec ont jugé bon de recevoir, lors de leur bulletin de nouvelles, l’animatrice d’une émission de variétés qui est, soit dit en passant, diffusée sur leurs ondes. 

Les conglomérats, sont des machines, la liberté de presse un droit. Les pressions vécues sont présentes et indéniables, mais plusieurs journalistes continuent de croire en leur métier et de l’exercer avec professionnalisme. Odile Tremblay soutient que certains chroniqueurs et critiques écrivent ce qu’ils pensent vraiment, mais elle ne dément pas que cela prend « du courage et de l’énergie ». Heureusement, il reste des résistants, comme Odile Tremblay, qui prouvent que ce métier a toujours sa raison d’être. «Dans ce secteur là, on apprend à devenir résistant. Ou à se coucher. Or il faut se tenir debout.»