Linfo sur un fil de fer

Au Québec, un interdit de publication empêche les journalistes de dévoiler les détails de certaines procédures juridiques. Y déroger constitue un outrage au tribunal. À l’ère du web, cette théorique protection de la vie privée fait office de pellicule diaphane et complique la vie de plusieurs publications qui, aux yeux de la loi, sont responsables de tout ce qu’elles publient et diffusent … ce qui inclus les blogs et les commentaires qui y sont déposés.
 
Plusieurs blogueurs ont d’ailleurs décidé de ne pas parler du cas Eric et Lola, cette saga judiciaire où un richissime homme d’affaires est poursuivi par son ancienne conjointe qui lui réclame une importante pension alimentaire. Craignant de devoir vérifier constamment les commentaires, et de peur de voir un lecteur en mal de popularité révéler le véritable nom des personnes mises en cause, ils ont préféré s’abstenir ou encore bloquer les commentaires.
 
Certains aussi ont contourné la question, révélant le tout à l’extérieur du Québec. Un journaliste montréalais, Ian Halperin, résidant maintenant  à New-York l’a fait. Puisqu’aux Etats-Unis, cette disposition législative n’a pas d’emprise, son geste est donc tout à fait légal. Il a même pris la peine d’émettre un avertissement « si vous êtes du Québec, il ne vous est pas permis de lire le message suivant ». On conçoit bien le sarcasme de la remarque.

Pendant que la blogosphère s’imposait des limites, les journalistes qui devaient couvrir la nouvelle ont dû multiplier les tournures et les acrobaties pour éviter de révéler l’identité de Eric et Lola. Atténuant même les termes, remplaçant milliardaire par multimillionnaire puisqu’au Québec, le bassin de personnes possédant ce type de porte-feuille est plutôt limité. Prudence donc dans les salles de rédaction, l’image utilisée par Florian Sauvageau présentant les journalistes comme des équilibristes prend soudain tout son sens. Or, deux animateurs de « talk radio » se sont permis de livrer les noms en toute banalité. Un premier volontairement, un second sans savoir exactement qu’il transgressait la règle (!). Puis, un journaliste s’échappe à demi à LCN. À demi! À la suite de laquelle il a effectué une arabesque pour se reprendre et poursuivre avec le même ton posé et pesé, adopté depuis le début de son reportage diffusé, en direct et donc sans filet. Malgré tout, son lapsus lui a valu une entrée sur youtube bien en vue. Plus tard, la direction lui a imposé une suspension d’une journée sans solde. Quant aux deux autres animateurs qui ont été allègrement mentionné les noms, ils n’ont subi aucune sanction.

Dans ce contexte, les journalistes ont-ils encore droit à l’erreur? Ce journaliste d’expérience, dont la fiche professionnelle est sans tache, se voit maintenant pointé du doigt. Est-il nécessaire de préciser que si ce reportage avait été préenregistré, le lapsus ne se serait pas produit. Ou du moins, il aurait été repris, effacé, colmaté.
 
Cette situation illustre bien que le travail journalistique a changé et que l’information continue peut connaître des ratés. Dans un contexte où produire signifie maintenant produire rapidement et dans des conditions où même les patrons ne soutiennent plus leurs journalistes, il se pourrait que plusieurs soient tentés d’effectuer leur dernier tour de piste.