La Côte d’Ivoire a été au cœur de
l’actualité ces derniers mois pour qui s’intéresse à la liberté
de presse à travers le monde. La crise politique qui a secoué ce
pays de l’Ouest africain a touché de plein fouet les journalistes
et, malgré le départ de l’ancien président Laurent Gbagbo, leur
situation demeure critique. À l’occasion de la Journée mondiale de
la liberté le presse
, Projetj a joint à New York le
responsable de l’Afrique subsaharienne au Comité pour la protection des
journalistes (CPJ), Mohamed Keita, pour faire le point sur le dossier
ivoirien.

Quelle est la situation à l’heure
actuelle en Côte d’Ivoire?

Malgré les déclarations que les
responsables du gouvernement Ouattara nous ont faites en faveur de la
liberté de presse et les promesses de protéger tous les
journalistes, y compris ceux qui travaillent avec les médias
pro-Gbagbo, nous recensons toujours des agressions contre des salles
de rédactions, des journaux.

Ils sont harcelés par les forces
républicaines fidèles au président Allassane Ouattara. Plusieurs
salles de rédaction ont été saccagées de même que l’agence
ivoirienne de presse, un média d’État. Récemment des rédacteurs
en chef de journaux pro-Gbagbo ont été dispersés par des forces
loyales à Ouattara qui ont tiré en l’air pour interrompre une
réunion. Dans ce contexte, plusieurs journalistes des médias jugés
pro-Gbagbo sont cachés depuis deux ou trois semaines. Ils ne se
sentent pas en sécurité. La crainte de représailles est toujours
vives.

Un retour à la normale rapide
est-il envisageable?

On ne peut qu’espérer que ce soit
possible. Mais la situation sécuritaire globale en Côte d’Ivoire
est mauvaise. Les bandes armées occupent encore la rue et sont en
mode règlement de comptes. Elles commettent des pillages et toutes
sortes d’actes de banditisme. Dans ce paysage, les journalistes, qui
sont facilement identifiables, sont des cibles à haut risque à
cause de leur affiliation à tel ou tel média. Une douzaine de
journalistes sont hors d’Abidjan. Ils ont fui pendant les derniers
jours du règne du président Gbagbo.

Je dirais que leur retour vers Abidjan
serait peut-être possible dans trois mois. C’est néanmoins une
prévision optimiste. Selon les cas, il se peut que ce soit bien plus
long. Les journalistes associés à des médias pro-Ouattara se
sentiront plus en sécurité, mais ceux qui ont conservé une
certaine indépendance en critiquant autant le camp Ouattara que
celui de son adversaire durant la crise, seront certainement plus à
risque.

Quel portrait faites-vous de la
situation à Bouaké, dans le nord du pays, où se sont réfugiés plusieurs journalistes?

À Bouaké la situation sécuritaire
est meilleure. Cependant, les journalistes qui s’y trouvent sont dans
une situation précaire. Ils sont des réfugiés comme les autres,
ils ne peuvent exercer leur profession sans s’astreindre à une
certaine auto-censure, car c’est une zone qui est sous le contrôle
des anciens rebelles maintenant au pouvoir. Ils ne peuvent donc se
permettre de critiquer le gouvernement Ouattara et des autorités
locales.

C’est néanmoins une zone qui mérite
d’être couverte étant donné le flot de réfugiés qu’elle
accueille. Les journalistes ont différents techniques pour
contourner la censure et, éventuellement, je suis sûr que nos
confrères ivoiriens seront très créatifs en ce sens pour produire
des reportages d’intérêt public.

Le phénomène des médias de la
haine vous inquiète-t-il?

Nous avons été alarmés à plusieurs
reprises par des reportages de la télévision d’État ivoirienne, la
RTI, qui incitait aux tensions ethniques à travers certains
reportages et le ton du discours envers l’opposition, soit
essentiellement le camp Ouattara. On y entendait une sorte de langage
codé contre certains groupes ethniques identifiés à l’opposition.
Cependant, on ne peut pas vraiment dire qu’il y avait des appels à
la violence et à la haine, comme ce qu’on a pu entendre à l’antenne
de Radio Mille Collines qui a joué un rôle significatif dans le
génocide au Rwanda.

Que fait le CPJ pour soutenir les
journalistes ivoiriens?

Avant la crise, nous entretenions un
dialogue soutenu avec le gouvernement Gbagbo. Nous les confrontions
sur leurs politiques à l’égard de la presse. Durant toute la crise,
nous avons dénoncé les abus contre la presse commis pour la plupart
par le camp Gbagbo, et nous comptons maintenir la pression sur les
nouvelles autorités en place pour qu’elles prennent leurs
responsabilités et respectent leurs promesses au chapitre de la
liberté de presse.

Tout au long de la crise, nous avons
utilisé notre réseau d’influence pour faciliter l’évacuation des
journalistes menacés d’Abidjan vers Bouaké. Nous avons sollicité
l’assistance des forces onusiennes pour qu’elles mettent à la
disposition de ses journalistes des appareils pour permettre leur
évacuation. Nous avons relayé les cris de détresse des
journalistes coincés dans les quartiers d’Abidjan pour qu’ils
reçoivent l’assistance de l’ONU.

Dans toutes ces démarches, nous avons
travaillé sur place avec le CIPJ qui s’est distingué par son
dynamisme et son professionnalisme dans la documentation et la
dénonciation des abus contre les médias. Des avocats des droits de
l’Homme à Abidjan, qui avaient déjà défendu des journalistes
emprisonnés par le régime Gbagbo, ont également collaboré à nos
actions.

La situation de la presse ivoirienne
est-elle la même que dans le reste de l’Afrique subsaharienne?

La Côte d’Ivoire a toujours eu une des
presses les plus libres et les plus dynamiques de l’Afrique
francophone. Ses difficultés actuelles sont en fait symptomatiques
de ce qui arrive bien souvent en temps de crise. Les journalistes
sont en général pris pour cible à cause de leurs reportages et de
leurs opinions et parce qu’ils sont en première ligne sur le
terrain. Ils courent les plus grands risques sans avoir
nécessairement de support institutionnel pour venir à leur secours.
En ce sens, la crise ivoirienne n’est pas différente des autres.
Elle a été largement menée à travers les médias partisans. On a
assisté à une véritable bataille pour le contrôle des médias.

L’attitude à l’égard de la presse
des politiciens ivoiriens est-elle différente de celle d’autres
leaders africains?

C’est une attitude qui existe déjà
partout en Afrique. Les médias publics, qui sont supposés êtres
des canaux d’information pluralistes au service de la population,
sont en fait des médias d’État. Ils sont confisqués d’office par
les gouvernements en place et deviennent de véritables canaux de
propagande qui se gardent bien d’examiner de près les gouvernants.
Même en Afrique du Sud, le réseau public a été victime de censure
politique pendant la présidence de Thabo Mbeki, entre 1999 et 2008.

Toutefois, en Côte d’Ivoire, il faut
noter que l’ancien président Gbabgo, avant et pendant la crise, n’a
jamais fermé d’office les journaux d’opposition. Ils faisaient
l’objet de harcèlement par ses forces, de menaces, et de suspensions
intempestives. M.Gabgbo a toujours employé la Loi sur la presse,
même s’il en abusait. En ce sens, son attitude a donc été bien
différente de celle de beaucoup d’autres chefs d’État africains
qui, dès qu’ils se sentent critiqués par une presse dynamique,
ferment immédiatement les médias concernés et jettent en prison
les journalistes responsables.

C’est ainsi que se comporte le
président de Gambie, Yahya Jammeh, par exemple. Nous avons également
vu ce type d’attitude en Érythrée avec le président Issayas
Afeworki, ou en Éthiopie avec le Premier ministre Meles Zenawi. Pas
plus tard que cette semaine, le président de l’Ouganda a menacé la
presse.


Notre couverture de la crise ivoirienne:

Côte d’Ivoire: la chasse aux journalistes s’intensifie

GAK: le franco-canadien qui dérangeait en Côte d’Ivoire

Journalistes ivoiriens: la départ de Gbagbo ne règlera rien

Côte d’Ivoire: journalistes évacués d’Abidjan

Les journalistes ivoiriens veulent être évacués

Côte d’Ivoire: les journalistes étrangers dans la mire

Côte d’Ivoire: la situation des journalistes est gravissime

Côte d’Ivoire: les médias choisissent leur camp