La situation sécuritaire et
humanitaire se dégrade en Côte d’Ivoire. Directement pris pour
cible autant par les partisans du président sortant, Laurent Gbagbo,
que par ceux de son rival, Alassanne Ouattara, les journalistes
ivoiriens cherchent à fuir les zones de combats, dont la capitale économique,
Adidjan. Projetj a joint sur place le photojournaliste indépendant
Stéphane Goué, secrétaire général du Comité ivoirien de protections des
journalistes (CIPJ).
Quelle est la situation à l’heure
actuelle à Abidjan?
On peut sans exagérer parler d’une
quasi-guerre civile. Certains quartiers sont particulièrement
dangereux, comme Abobo, un bastion pro-Ouattara. C’est un quartier
très peuplé et les deux camps s’y affrontent à l’arme lourde.
Partout, les journalistes sont
directement pris pour cible. Les menaces de mort et les tentatives
d’enlèvements sont devenues monnaie courante, peu importe dans quel
camp on se trouve. Jusqu’à présent, on ne dénombre aucun mort du
côté des pro-Ouattara, mais deux personnes considérées comme
pro-Gbagbo ont été tuées au cours des dernières semaines.
Le premier travaillait dans une
imprimerie qui imprime des journaux proches du pouvoir. Il a été
attaqué par des partisans de Ouattara. Ces militants avaient
entrepris une manifestation et ont été dispersés au lance-roquette
par la police, plusieurs sont morts. En représailles, le groupe s’en
est pris à ce travailleur d’imprimerie. Il a été battu à mort
puis brûlé. L’autre travailleur des médias assassiné travaillait
pour la radio-télévision nationale, RTI. Il a été égorgé.
Craignez-vous pour votre vie?
J’ai reçu des menaces comme la plupart
de mes collègues. Le CIPJ a sollicité le concours de l’ONUCI
(Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire) pour organiser
l’évacuation des journalistes. Nous avions obtenu de la place dans
un avion militaire pour lundi. Mais, finalement, j’ai reçu le
message qu’il n’y avait plus de place dans cet avion.
On nous propose une évacuation
héliportée dans la semaine, mais je ne sais pas quand. Je compte
être du groupe qui sera évacué. J’aimerais aller à l’extérieur
de la Côte d’Ivoire, mais il semble que ce ne sera pas possible. On
va probablement être évacué dans le centre nord-ouest du pays où
il n’y a pas de combats. De là, on pourra continuer à témoigner en
utilisant nos réseaux de journalistes citoyens restés sur place.
Nous ne pouvons pas rester, nous sommes trop menacés.
Les journalistes étrangers sont-ils
eux aussi en danger?
Un journaliste de France24 et d’autres
de Africa 1 ont été attaqués. Leur matériel a été saccagé,
mais ils n’ont pas été blessés. Étant donnée la protection des
forces onusiennes, je ne pense pas que l’intégrité physique des
étrangers soit menacée ou qu’ils puissent faire l’objet
d’enlèvements.
Cependant, ils ont reçu de sérieuses
mises en garde mardi de la part du porte-parole du président Gbagbo.
Il les accuse de véhiculer de fausses informations et de prendre
parti pour les rebelles. C’est très dangereux parce que ça les
livre à la vindicte populaire. Ils peuvent maintenant être pris
pour cible eux aussi. Ils ne peuvent donc pas se balader dans les
rues librement ce qui handicape leur travail parce qu’ils ne peuvent
pas aller à la rencontre des gens. Ils doivent donner des
rendez-vous à des témoins dans des endroits protégés.
Qu’en est-il des journalistes
indépendants?
Je suis moi-même indépendant depuis
deux ans, mais j’ai
travaillé dans plusieurs médias auparavant, dont le Courrier
d’Abidjan. Il est très difficile d’être indépendant en Côte
d’Ivoire. Pour avoir une carte de journaliste professionnel, il faut
démontrer que l’on tire l’essentiel de ses revenus du métier.
Or
les pigistes n’étant pas regroupés en association et ne bénéficiant
d’aucune aide publique, ils ne sont pas reconnus et travaillent
souvent gratuitement. Certains paient même pour faire diffuser leurs
reportages dans l’espoir de pouvoir participer à un concours ou de
postuler à un poste. Ils sont donc très mal vus.
Pourtant, être indépendant est la
seule façon de ne pas être associé à l’un ou l’autre des partis.
Quand vous êtes salariés d’un média, vous dépendez forcément
d’un camp ou de l’autre, car l’espace audiovisuel ivoirien n’est pas
libéralisé. Il n’y a donc pas de chaînes privées locales. Du côté
de la presse écrite, il y a 22 quotidiens à la grandeur du pays,
pour un tout petit marché publicitaire qui ne permet pas d’en
financer autant et il n’y a aucune aide publique à la presse. Être
partisan est donc la seule façon de survivre financièrement.
Cette partisanerie est-elle synonyme
de haine, comme c’était le cas au Rwanda en 1994?
Tout à fait, le parallèle avec le
Rwanda est très juste. Les médias ont le devoir l’éduquer et
d’apaiser les tensions sociales, mais ce n’est pas du tout ce qu’ils
font en Côte d’Ivoire. Ils préparent ouvertement la guerre en
attisant la haine ethnique et religieuse. On dénonce cette situation
en militant pour la liberté de presse depuis des années.
Quand Laurent Gbagbo a pris le pouvoir
en 2000, nous, journalistes, avions beaucoup d’espoir qu’il favorise
la liberté d’expression, car il a lui-même lutté contre la
dictature du Parti démocratique de Côte d’Ivoire et fait la
promotion du multipartisme. Il avait été emprisonné et avait dû
s’exiler pour ses convictions. Mais, quand il a pris le pouvoir, il a
retourné sa veste.
Depuis qu’il est en poste, des
journalistes ont été emprisonnés simplement parce qu’ils ne
voulaient pas révéler leurs sources. Vous ne verriez pas ça chez
vous! Le Canada est un pays démocratique où les journalistes
exercent de manière positive le quatrième pouvoir en surveillant
les dirigeants pour éviter les dérapages. Ici, le quatrième pouvoir
relaie et amplifie la haine.
Croyez-vous à une issue avec le
concours de l’ONU?
L’ONU était là au Rwanda aussi, vous
savez, ça n’a pas empêché le génocide. L’ONU est un médecin qui
passe après la mort. Ce sont des plaisantins. J’ai demandé qu’on
évacue les journalistes coincés dans les zones de combats, comme à
Abobo. On m’a dit qu’on était parfaitement au courant du danger. Les
Casques bleus ont les mêmes informations que moi, mais personne ne
fait rien. L’ONU observe et laisse faire.
La Communauté économique des États
de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a demandé que le mandat des Casques
bleus soit renforcé, l’Union africaine aussi s’en mêle, mais
personne ne veut se mouiller. Ils se renvoient tous la patate chaude
au lieu de prendre une résolution claire pour arrêter tout ça.
Nous allons devoir nous débrouiller seuls.
Pour
l’évacuation des journalistes, je compte davantage sur les
associations pour nous aider. Reporters sans frontières, le Comité
de protection des journalistes à New York et aussi le Rory Peck
Trust, une organisation basée à Londres qui vient en aide aux
journalistes indépendants et à leur famille.
La
crise politique, qui a enflammé la Côte d’Ivoire à la suite des
élections présidentielles de novembre 2010, a fait plus de 460
morts et 500.000 déplacés, selon l’ONU. Laurent Gbagbo refuse
toujours de quitter le pouvoir et plaide pour un «dialogue
interivoirien» sous l’égide d’un arbitre impartial.Pour sa part,
Alassane Ouattara demande à l’ONU d’«user
de la force légitime» pour protéger les populations civiles.
Voir aussi:
Côte d’Ivoire: les journalistes étrangers dans la mire
Côte d’Ivoire: la situation des journalistes est “gravissime”
Côte d’Ivoire: les médias choisissent leur camp
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