Par Colette Brin – originellement paru sur Contact
Par Colette Brin – originellement paru sur Contact
La première crise sociale de l’ère numérique au Québec offre un terrain d’observation privilégié pour les chercheurs en communication. En attendant les résultats de recherche sur ce mouvement de contestation (qu’on espère nombreux et éclairants!), quelques remarques à chaud sur la critique des médias et certaines pratiques émergentes observées en ce «printemps québécois».
Rappelons d’abord certaines questions déjà abordées dans ce blogue qui peuvent apporter un éclairage pertinent.
– Comment s’articulent les débats politiques et sociaux dans un espace public numérique?
– Comment cibler l’information pertinente, s’ouvrir à d’autres perspectives, c’est-à-dire dépasser le filtre des croyances et réduire le bruit et la rumeur?
– Faut-il voir dans le foisonnement des nouveaux médias et dans la participation active aux médias sociaux l’espoir d’un renouveau démocratique ou plutôt craindre la polarisation des débats, le repli sur les réseaux étroits, les groupes homogènes?
On ne peut pas répondre de manière définitive à ces questions, surtout la dernière: le phénomène des médias sociaux est encore tout jeune et a fait l’objet de peu de recherches empiriques. Gare aux gourous, donc. L’espoir d’une «révolution Twitter» relève sans doute en partie du mythe, comme l’a souligné le journaliste et auteurMalcolm Gladwell. Pour sa part, après avoir soulevé des craintes quant à un éventuel effet de polarisation, Cass Sunstein fait un portrait un peu plus nuancé dans la 2e édition de son ouvrage Republic.com 2.0 (2007).
(Photo prise lors de la manifestation du 22 mai à Montréal par Anne Caroline Desplanques)
Ras-le-bol de l’opinion
Depuis le début de la crise, le mécontentement, souvent légitime, à l’égard des médias conventionnels a parfois pris des formes très concrètes, voire brutales. De nouvelles formes de production médiatique sont aussi apparues pour combler des vides laissés par le journalisme professionnel, qui consacre pourtant une large part de ses ressources à couvrir les événements du «printemps québécois».
Plusieurs ont déploré l’analyse souvent superficielle et le ton parfois incendiaire de certains chroniqueurs ou commentateurs, autant dans les journaux et à la radio qu’à la télévision. Il faut ajouter à cela la multiplication des blogues à caractère social, culturel et politique dans la foulée du lancement du Huffington Post Québec. Certains d’entre eux ont sans doute contribué à faire basculer le débat dans le registre de la colère et de la peur. Mais il est cependant difficile d’inviter les opineurs à faire un examen de conscience sans être taxé de volonté de censure.
Par ailleurs, pour les journalistes de terrain, la couverture d’une manifestation qui tourne mal est d’autant plus risquée que certaines personnes décident de s’en prendre à eux –parfois physiquement– pour les opinions de leurs collègues chroniqueurs ou éditorialistes. Il faut évidemment dénoncer de tels gestes, qui portent atteinte non seulement à l’intégrité des personnes, mais aussi à la liberté de presse. Et rappeler que dans la tradition des quotidiens nord-américains, la salle de rédaction et l’équipe éditoriale sont des entités séparées… à défaut d’être complètement indépendantes.
Cette séparation entre information et opinion mène à des situations en apparence paradoxales, comme on en a vu plusieurs depuis le début du conflit: un éditorial qui semble ne pas tenir compte des faits présentés dans un article de nouvelles dans le même journal, des chroniqueurs qui semblent se contredire les uns les autres… Pour le meilleur ou pour le pire, cela reflète une volonté d’équilibre et de pluralisme. Au sein même des équipes, des journalistes ont des sensibilités différentes, ce qui est non seulement normal, mais souhaitable.
Samedi 19 mai, la publication d’un sondage dans le quotidien La Presse indiquant un appui majoritaire de l’opinion publique à la loi 78 a soulevé un tollé –sa rigueur méthodologique a été remise en question et les résultats ont été contestés. Certains y ont vu une manipulation des chiffres à des fins de propagande; d’autres ont appelé au désabonnement massif. Malgré la pertinence des questionnements sur la validité des données ainsi recueillies, de telles réactions expriment aussi un effet de dissonance cognitive. C’est-à-dire que lorsque les informations ne correspondent pas à nos convictions profondément ancrées, on a tendance à les rejeter. Bref, si les résultats avaient été autres, la contestation du sondage aurait peut-être été moins virulente…
(Photo prise lors de la manifestation du 22 mai à Montréal par Anne Caroline Desplanques)
The manif will not be televised
Lors des manifestations, les images diffusées ou le récit d’un journaliste dans la foule ne sont forcément qu’un reflet partiel des événements. Les sympathisants du mouvement de contestation reprochent aux journalistes de se fier trop lourdement aux sources institutionnelles, en particulier à la version des événements donnée par la police, et d’exagérer la portée des incidents violents alors que la vaste majorité des manifestants sont pacifiques.
Ces critiques méritent qu’on s’y attarde. Un journaliste ne peut raconter que ce qu’il a vu ou ce qui lui est rapporté par une source jugée crédible: il faudrait donc trouver un porte-parole ou un analyste «légitime» pour que cette couverture soit un peu plus équilibrée. Et la nature même du métier commande d’examiner en priorité ce qui va mal plutôt que ce qui va bien. Même si on traite également des activités festives et paisibles, les scènes de violence et les éléments conflictuels retiennent donc davantage l’attention.
Pour les chaînes d’information RDI et LCN, la couverture en direct et en continu des manifestations quotidiennes serait extrêmement coûteuse et difficile à justifier, puisqu’elles doivent aussi couvrir l’ensemble de l’actualité régionale, nationale et internationale. Elles se limitent donc à des commentaires en studio (souvent avec des ex-policiers ou des porte-parole de la police) et des images fragmentaires [Précision: depuis l'adoption de la loi 78, RDI a intensifié sa couverture en direct]. Sur YouTube et d’autres plateformes semblables, des vidéos tournées par des manifestants offrent aussi une fenêtre partielle (et partiale) sur les événements.
La webtélévision étudiante CUTV, à l’Université Concordia, a décidé de montrer en direct et sans montage des images des manifestations à Montréal, avec des moyens plus que modestes. Depuis des semaines, des milliers d’internautes y suivent pas à pas journaliste et caméraman dans leur démarche résolument engagée en faveur des contestataires. En parallèle, le mot-clic #manifencours sur Twitter permet aux révolutionnaires de salon de suivre en direct les échanges entre manifestants, journalistes, et l’hyperefficace service des communications du SPVM…
Dans une situation de crise, les partisans de l’un ou l’autre camp seront toujours insatisfaits du travail journalistique. C’est compréhensible, surtout s’ils ont peu ou pas d’expérience directe des relations de presse. Les journalistes, eux, se contentent parfois de souligner qu’ils se font critiquer de toutes parts pour en conclure qu’ils font bien leur travail… mais cela ne devrait pas les dispenser d’une saine autocritique.
Le journalisme n’est pas une science exacte, mais face à un public de plus en plus exigeant, informé et instruit, face à la prolifération des voix et dans le nouveau monde des médias sociaux, il n’a guère le choix que de répondre à ces critiques et à se démarquer du bruit ambiant.
Comme citoyens, nous aurions sans doute intérêt à consacrer un peu plus d’attention au travail journalistique de fond –l’enquête, la couverture institutionnelle, le terrain– et à filtrer un peu plus les contenus d’opinions. Surtout celles dont l’argumentation douteuse ne sert qu’à prêcher aux convertis… et à faire enrager les adversaires!
Colette Brin est professeure titulaire au Département d'information et de communication de l'Université Laval et membre du comité éditorial de ProjetJ.
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