La pige: une vision d’avenir

Par Mariève Paradis, Journaliste indépendante et vice-présidente au recrutement à l’AJIQ

À l’université, j’étais de ceux qui rêvaient d’une carrière dans un quotidien; d’un poste permanent qui me garantirait d’un boulot à couvrir un «beat» précis, du temps régulier avec des heures supplémentaires de temps à autre, un fonds de pension, des assurances, des avantages sociaux… C’était avant que je goûte au vrai milieu.

Par Mariève Paradis, Journaliste indépendante et vice-présidente au recrutement à l’AJIQ

À l’université, j’étais de ceux qui rêvaient d’une carrière dans un quotidien; d’un poste permanent qui me garantirait d’un boulot à couvrir un «beat» précis, du temps régulier avec des heures supplémentaires de temps à autre, un fonds de pension, des assurances, des avantages sociaux… C’était avant que je goûte au vrai milieu.

Deux ans après ma sortie des bancs d’école, je me rendais compte que je souffrais d’un grave problème… L’indépendantite aiguë. Après avoir rencontré des membres de l’AJIQ, je me suis rendu compte que je n’étais pas seule. Au grand dam de mes collègues, j’ai quitté un poste de journaliste permanent dans un hebdomadaire local. Cette « voie pavée pour les jeunes journalistes vers les quotidiens » – selon certains – ne satisfaisait pas mon envie de couvrir des sujets plus en profondeur. Après quelques remplacements comme surnuméraire dans un quotidien, j’ai réalisé que ce serait la même chose… à ma grande déception.

J’ai ainsi plongé tête première dans un univers inconnu: celui de la pige, en acceptant un contrat de recherche de huit mois à la télévision. Et ensuite… je n’ai jamais arrêté de travailler à la pige ou à forfait.

Dans le domaine des affaires, une personne qui a l’ambition de créer sa propre entreprise est courageuse, ambitieuse. Par contre, un journaliste qui quitte un poste permanent ou surnuméraire (qui pourrait mener à une permanence dans un avenir obscur) est fou, selon ses collègues syndiqués! L’entreprenariat n’est pas favorisé dans le domaine du journalisme. On parle plutôt de précarité. Or, parlez de précarité à quelqu’un qui se lance en affaire! On va parler de risque, pas de précarité.

Les journalistes indépendants prennent un risque de se lancer dans une aventure qui se déroule parfois bien, parfois moins bien. Et quand elle se déroule moins bien, c’est souvent par découragement. Car, qui, dans la société québécoise d’aujourd’hui, peut dire que son revenu annuel n’a pas été indexé au taux de l’inflation depuis les dix dernières années? Les journalistes indépendants doivent non seulement accepter les mêmes tarifs à la pièce qu’il y a 15 voire 20 ans, mais ils doivent maintenant aussi jongler avec des notions juridiques telles que la cession de droits sur toutes les plateformes et tierces parties et la protection en cas de diffamation. Parce que ces notions ne sont pas garanties par tous les médias qui font appel à des journalistes indépendants. Les contrats sont systématiques, mais les négociations se font cas par cas, ce qu’ignorent beaucoup de débutants.

Que ce soit au dernier congrès de la FPJQ, dans les discussions de corridors entre journalistes, ou encore dans la couverture médiatique du domaine des médias, des mythes persistent. Pourquoi penser qu’un journaliste indépendant est indépendant par dépit, à défaut de n’avoir pu se trouver une «vraie» job? Pourquoi considérer la permanence dans un grand média comme l’accomplissement d’une carrière journalistique? Pourquoi considérer le journaliste indépendant comme un journaliste débutant? Le journalisme indépendant fait partie du paysage médiatique depuis le début, et contribue à un minimum de 80 % du contenu rédactionnel des magazines québécois. Avec la crise médiatique (que j’aime mieux appeler réorientation ou révolution), de plus en plus de journalistes doivent goûter aux joies (et aux aléas) de la pige.

Ce n’est pas « la précarité (…) qui vient ronger les assises du quatrième pouvoir » comme le décrit Nathalie Collard, c’est la non-évolution des marchés qui atteint le chien de garde de la démocratie. Les tarifs de la pige au Québec stagnent alors que les tarifs publicitaires (et les profits des revenus publicitaires) des médias ne cessent d’augmenter.

Oui, je souffre d’indépendantite aiguë, comme de plus en plus de journalistes. En fait, ce n’est pas une maladie; c’est une vision d’avenir. Parce que l’avenir du journalisme, de l’indépendance journalistique, des électrons libres de la démocratie, repose dans le journalisme indépendant. La liberté de couvrir plusieurs sujets dans différents de domaine, d’ouvrir ses antennes au-delà de ce que son compétiteur écrit, d’accepter ou non certains mandats, d’écrire pour des clients qui correspondent à ses valeurs; le journalisme indépendant, c’est tout ça; avec, en bonus, la liberté de concilier le travail et la famille. Je suis journaliste indépendante depuis cinq ans, par choix. Dans la compétition où vivent les journalistes permanents actuellement,  je n’envie absolument pas mes collègues.  Quand les éléphants se battent ce sont les souris qui meurent… et moi, je ne veux pas être une souris!