La déontologie: un discours identitaire

Par Chantal Francoeur

Par Chantal Francoeur

«Nous, journalistes: déontologie et identité» est un livre sur la déontologie qui parle peu de déontologie.  Car selon Denis Ruellan la déontologie n’est pas seulement une liste de devoirs éthiques. C’est surtout une discussion établissant qui sont les personnes pouvant se déclarer «journaliste». Un débat incessant permettant à la profession journalistique de s’adapter et de se transformer. Pour Ruellan, la déontologie journalistique est un «rituel bavard», et une manière de dire «Nous, journalistes».

Il ressort de l’essai que les discussions -l’ensemble des «propos publics» de la profession- sur l’importance de la déontologie sont plus déterminantes que la définition des articles, leur application ou l’imposition d’une sanction quand les règles sont transgressées. C’est lié à la nature même de la déontologie, selon l’auteur: «La déontologie n’entre pas en acte, ne passe pas à l’état pratique parce qu’elle n’est pas la loi, elle ne peut ni veut l’être, elle n’est que discours, elle n’est que prescriptions imprécises, parfois paradoxales, toujours soumises au débat.»  

Celui ou celle qui participe au débat sur la déontologie journalistique acquiert une identité, dit Ruellan. Il peut déclarer : «je suis journaliste», «je suis membre d’une association journalistique», «je suis membre du Syndicat national des journalistes», ou «je possède la carte de journaliste». Cette identité sert à préciser sa place et celle des autres: les éditeurs, les pairs, les citoyens, l’État.

Une fois établie cette proposition centrale, soit que la déontologie est «un discours identitaire, une manière de régler des relations, et non un instrument de morale pratique», l’ouvrage de Ruellan propose d’étudier cinq relations sur cinq périodes : la relation au public, de 1879 à 1918 ; la relation aux concurrents, de 1918 à 1943; la relation aux employeurs, de 1943 à 1980 ; la relation aux sources, de 1980 à 1995 et la relation aux publics (public au pluriel), de 1995 à aujourd’hui. Selon l’auteur chacun de ces moments correspond à un «pan relationnel» que les journalistes doivent organiser à travers des arguments déontologiques. Couvrant plus d’un siècle d’histoire française, Ruellan décrit le contexte professionnel, politique, économique, culturel et social de la pratique journalistique pour chaque époque relationnelle.

La reconnaissance sociale

L’étude commence avec la naissance des premières associations professionnelles, en 1879.  L’honorabilité individuelle est alors au cœur des préoccupations. Les journalistes cherchent une reconnaissance sociale. Puis vient la période oùon veut définir de façon restrictive le journalisme, exclure «ceux qui n’ont rien à y faire».  On veut aussi régir les rapports entre les journalistes. Le texte du Syndicat des journalistes prescrit par exemple qu’ «un journaliste (…) ne sollicite pas la place d’un confrère, ni ne provoque son renvoi en offrant de travailler à des conditions inférieures».

Les conditions de travail des journalistes préoccupent en effet la profession. On s’inquiète du sort des pigistes, confinés à «la pire des misères» à cause des maigres honoraires et des longues heures de travail. Liés à cette préoccupation apparaissent les cas de conflits d’intérêts, lorsque des pigistes acceptent des sommes d’argent en échange d’articles favorables ou calomnieux, ou quand ils cumulent un travail de fonctionnaire et un travail de journaliste : leur gagne-pain et leur « gagne-conscience » sont parfois à l’opposé l’un de l’autre.  

Les droits et devoirs de la presse

À la Libération, au lendemain de la 2e guerre mondiale, les textes déontologiques concernent plus les droits et les devoirs de la presse que ceux des journalistes. Le patronat est le sujet principal des textes. Des textes qui visent «à la fois à interdire la ‘presse pourrie’ d’avant-guerre et celle qui fut ‘aux ordres de Vichy et de l’Allemand». Des Sociétés de rédacteurs naissent, pour contrôler la gestion et parfois participer à la propriété de l’entreprise de presse. Le début des années ’70 marque «l’apogée de la revendication de pouvoir au sein des entreprises».

Des points nouveaux apparaissent à l’agenda déontologique avec la naissance de l’association Reporters Sans Frontières (RSF) au milieu des années 1980. RSF insiste sur l’importance de l’exactitude, de l’obligation de «multiplier les sources d’information», de «citer ses sources» et de rectifier ses erreurs «sans délai». Selon Denis Ruellan, ces préoccupations viennent d’un «déficit de vérité» lors de la couverture de la fin du régime Ceausescu en Roumanie en 1989, quand les médias ont joué en boucle des informations fausses sur un charnier. La couverture de la guerre du Golfe, au début 1991, est aussi montrée du doigt. Les médias ont péché par «précipitation, voyeurisme, irrespect de règles pratiques et morales», écrit Ruellan.

L’importance de parler de déontologie apparaît alors plus vive et la Lettre de RSF devient un lieu de débat déontologique. Mais Ruellan souligne que «la revue n’analyse pas vraiment des cas, et encore moins condamne ; elle expose et discute surtout des structures qui permettraient de réguler la situation morale. En cela, elle ne diffère pas des débats qui ont animé la profession au cours des trois périodes». De plus, Reporters Sans Frontières va bientôt constater que discuter ouvertement de déontologie est difficile. RSF a besoin des médias pour vivre, et les critiquer lui nuit. Cela suscite des tensions à l’interne, des démissions et des départs, raconte Ruellan. RSF va bientôt délaisser la déontologie pour se consacrer à la défense des journalistes en danger.

La confiance du public

L’ouvrage parle ensuite des années 1995 à nos jours comme étant le moment oùla confiance du public est la préoccupation principale de la profession. Ruellan souligne que le public a fait partie des préoccupations des journalistes de tout temps, mais ce public a rarement été convié aux discussions déontologiques des journalistes. Il est souvent mentionné : intérêt public, droit du public à l’information, droit du public à une information de qualité. Mais les mentions se concrétisent rarement en dialogue. Le public est «le grand absent des débats tenus en son nom». Maintenant que le public est plus présent, plus actif dans ses critiques et ses suggestions, les journalistes en tiennent compte. C’est dans ce contexte, raconte Ruellan, que le Syndicat national des journalistes s’attelle à la rédaction d’une nouvelle charte morale en 2010. En parallèle, une «Association de préfiguration d’un conseil de presse» réfléchit à la mise sur pied du premier conseil de presse français.  Les premières discussions sur un Tribunal d’honneur ont eu lieu … en 1930.

L’auteur l’avoue, son étude est très «franco-française». Étude savante et exigeante, elle permet de voir les similitudes et les différences avec les discussions des journalistes québécois sur le statut de journaliste, sur l’importance ou non du conseil de presse, sur le rôle des institutions journalistiques. Denis Ruellan propose justement que sa recherche serve de première étape à des études comparatives similaires, qui seraient menées dans d’autres pays et dans d’autres cultures journalistiques. Avis aux intéressés qui voudraient mener une telle recherche ici. Ou qui voudraient débattre l’idée maîtresse de l’ouvrage de Ruellan : «Parler de déontologie est encore et toujours une manière de parler de soi à travers ce que l’on dit de l’autre».

 

Denis Ruellan, «Nous, journalistes : déontologie et identité», 2011, Presses universitaires de Grenoble, 252 pages.