Journalisme et entreprenariat peuvent-ils vraiment faire bon ménage?

Par Renaud Carbasse, doctorant au Centre de recherche interuniversitaire sur la communication, l’information et la société (CRICIS) et à l’École des médias de l’UQAM

Par Renaud Carbasse, doctorant au Centre de recherche interuniversitaire sur la communication, l’information et la société (CRICIS) et à l’École des médias de l’UQAM

Alors que les annonces de fermetures et de compressions se succèdent dans les rédactions du Québec comme ailleurs, le modèle du journalisme entrepreneurial propose aux journalistes de reprendre leur destinée en main en créant leur propre marché et leurs propres emplois. À la suite du blogue, des réseaux sociaux, du journalisme citoyen, du journalisme de données, des murs payants ou du sociofinancement, le nouveau moteur de la révolution serait l'entrepreneuriat qui occupe désormais une place de choix dans les débats sur l’avenir du journalisme. Même si l’idée de conjuguer entrepreneuriat et journalisme n’est pas nouvelle – la création de médias par des journalistes seuls ou en équipe ont ponctué l’histoire de la presse – il est vrai qu'internet permet désormais de livrer assez facilement un produit au rendu professionnel et de toucher un plus grand public avec un investissement de départ limité. 

Autant la multiplication des formations à l’entrepreneuriat destinées aux journalistes aux Etats-Unis, les appels à la réforme des cursus de formation existant au Canada et les divers ateliers de formation continue, conférences, ressources en ligne et ouvrages de référence témoignent de ce nouvel engouement. Ceci sans qu’il soit possible d’en donner une définition claire – Mark Briggs, un des principaux promoteurs du concept, en fait la combinaison des activités de journaliste et… d’entrepreneur – avant de détailler les qualités dont doit faire preuve la personne qui souhaite créer sa propre entreprise. D’ailleurs, comme nombre des débats qui ont eu lieu sur l’avenir du journalisme, le journalisme entrepreneurial est un projet porté par une poignée d’acteurs – blogueurs, think tanks et concepteurs de formations universitaires.

De prime abord, le modèle a l'air particulièrement séduisant: en s’affranchissant des contraintes propres aux médias traditionnels et aux grandes organisations, les journalistes peuvent désormais expérimenter de nouvelles manières de rapporter la nouvelle et financer leur activité – traitement des sujets, formes narratives, modèles d’affaires – tout en conservant la mainmise sur l’ensemble de leurs choix éditoriaux.  Comme pour beaucoup de phénomènes observables en ligne, la souplesse permise par le travail dans des micro-entreprises amène aussi les choses à évoluer rapidement: les journalistes entrepreneurs sont capables expérimenter et corriger les situations problématiques presque instantanément, sans passer par une structure hiérarchique lourde.

La fibre entrepreneuriale n’est pas non plus entièrement étrangère au journalisme, rappelle A. Hermida, professeur à l’University of British Columbia. Le phénomène prolonge les logiques du travail à la pige qui implique autant la capacité du journaliste à présenter et «vendre» ses sujets, à avoir une bonne connaissance de son lectorat cible, du sujet accrocheur, mais aussi des aspects plus techniques comme la gestion de factures et le suivi auprès de clients. En ajoutant l’aspect entrepreneurial, on devient à la fois pigiste et patron de presse: à présent le client est directement le lecteur.

Concilier les affaires et l’éditorial?

Pourtant, les codes de déontologie restent clairs sur ces questions: il n’est pas permis de faire à la fois du journalisme et des activités comme la recherche d’annonceurs ou la promotion du média – l’éditorial et la gestion doivent rester hermétiquement séparés. De fait, a priori, le journalisme et l’entrepreneuriat peuvent paraître incompatibles: comment garantir à la fois le respect de valeurs fondamentales d’indépendance, d’équité et d’objectivité et la gestion commerciale?

En fait, comme la plupart des pratiques qui ont émergé au cours de la dernière décennie, le journalisme entrepreneurial invite les praticiens et formateurs à repenser ce qui peut encore faire consensus au sein de la profession, ce qui est le cœur des valeurs journalistiques, dans un contexte où les lieux où l'on fait du journalisme changent à un rythme accéléré. Le journalisme ne se pratique plus uniquement dans une rédaction et avec l'appui d'une structure de grande entreprise, loin de la séparation traditionnelle entre les des différentes facettes de la gestion d'un média au quotidien et de ses structures organisationnelles.

À la première étape d’une recherche qui s'intéresse au journalisme indépendant au Québec, il nous a semblé utile d’aller voir ce que les gourous du journalisme entrepreneurial proposent pour allier la pratique d’un journalisme de qualité et la gestion efficace des entreprises. Pour cela, nous avons analysé l’ensemble des articles consacrés au sujet sur les principaux lieux de débats sur le journalisme aux Etats-Unis – le blogue de Jeff Jarvis, créateur du programme de journalisme entrepreneurial à la CUNY, Poynter, le Nieman Journalism Lab, PBS Mediashift et la Online Journalism Review entre autres.

Gérer seul son temps et ses annonceurs

Premier constat, le nombre de textes consacré aux questionnements éthiques – moins de trente sur une période de six ans – est sans commune mesure avec ceux portant sur les aspects pratiques. En fait, la plupart de ce qui a été écrit sur le journalisme entrepreneurial parle d’entrepreneuriat, de modèles d’affaires, de stratégies de financement ou d’optimisation de la visibilité des sites d’information. Quand on aborde les questions de pratique du journalisme et de déontologie en tant que telles, c’est presque systématiquement en réponse à des critiques qui ont été formulées ailleurs. Les réflexions sur le journalisme doivent donc être cherchées ailleurs.

Alors que les débats sur le journalisme entrepreneurial voient à nouveau les échanges entre partisans de la rupture (disruptive journalism) et les partisans d’une continuité entre les anciennes et nouvelle plateformes, les enjeux déontologiques identifiés par les auteurs restent sensiblement les mêmes. Le premier élément amené, est qu'il s’agit  d’être capable de gérer son temps et de trouver un équilibre entre celui nécessaire à rechercher et produire des articles, et la gestion de la communauté de lecteurs, le démarchage des annonceurs ou la promotion du site.

Mais au delà de la gestion du temps, c’est la capacité à gérer l'ensemble des activités de front, la plupart du temps seul. Bien que la plupart s’accordent sur le fait que la séparation étanche entre éditorial et commercial relève plus de la fiction ou du mythe professionnel  dans les grands groupes médiatiques, la chose prend une dimension nouvelle lorsqu’une seule personne fait tout.

Et c’est seul et au cas par cas, sans l’aide d’un service juridique ou d’une hiérarchie, que le journaliste entrepreneur va avoir à gérer les situations où sa pratique pourrait être compromise par des enjeux commerciaux, indiquent les auteurs, qu’il s’agisse d’un conflit d’intérêt dans son reportage ou de pressions exercées par un annonceur dans une petite communauté.

Formation et transparence

Ici, aucune solution miracle ou universelle n’est proposée. On fait davantage appel au sens des valeurs, et à des conseils extrêmement généraux pour réduire les risques de conflits d’intérêt qui pourraient se présenter. Ceci en rappelant que c'est le respect de bonnes pratiques – véracité, équité, transparence – qui donne une valeur ajoutée au produit journalistique et lui permet de se distinguer dans l’immense bassin de contenus disponibles en ligne.

Sans surprise, la première piste proposée est celle de la formation – autant en journalisme qu’en affaires – qui doit permettre de prendre de bonnes décisions et se positionner dans les zones grises que sont encore les frontières entre l’éditorial et le commercial. Pour cela, insistent les auteurs qui sont pour la plupart également enseignants et concepteurs de programmes universitaires, les journalistes entrepreneurs doivent pouvoir compter sur des formations dans les deux secteurs.

Plus encore, ils doivent maîtriser les valeurs  «anciennes» sur le bout des doigts pour être capables de jouer avec leurs limites, les adapter ou les dépasser à l’occasion. En fait, pour Jarvis, pratiquer le journalisme seul «[…] makes is all the more important that we understand how to maintain independence and credibility. That makes these selected “old-school” values all the more critical.» (Jarvis, 2007)

Deuxième piste de réflexion, c’est la mise en place d’une plus grande transparence de la part des journalistes, autant par souci de rigueur intellectuelle que de maintien du lien de confiance avec leur lectorat. Les journalistes doivent se doter de principes fondamentaux, identifier leurs propres valeurs et se fixer des lignes de conduites qui devront être rendues publiques. Puisque les conflits d'intérêts ne pourront pas être entièrement évités, le but est de permettre une plus grande latitude dans la couverture, et l’identification des conflits et tracer une ligne à ne pas franchir: «it's fine if commercial reasoning influences editorial projects, as long as the projects fit into your overall mission. […] You do need core principles that can't be bent – even if that means the business doesn't meet payroll.» (Benkoil, 2011)

Plus encore, les discussions sur la transparence poussent certains blogueurs à questionner une fois de plus la possibilité que le travail journalistique puisse être objectif. Plutôt que de tenter de s’affranchir ou de camoufler leurs propres biais et opinions, les journalistes entrepreneurs devraient plutôt faire connaître le point de vue depuis lequel ils parlent, offrir un traitement équitable de l’information et laisser leurs lecteurs en tirer leurs propres conclusions.

Enfin, c’est un véritable travail d’éducation des annonceurs qui devrait être fait, notamment en leur rappelant qu’ils n’achètent qu’un espace sur le média et la possibilité de rejoindre un lectorat. En fait, les promoteurs suggèrent même de faire un véritable travail d’éducation aux médias – un journalisme 101 – auprès des annonceurs, le but étant de les convaincre que le bon journalisme et la relation de confiance paient en bout de ligne. Un d’entre eux résume :

«Don’t sell your content; just the opportunity to reach your readers: this is what concerns most journalists I’ve met who are thinking about selling ads on their sites. They fear that they will be compromising their editorial integrity. Well, you’re not selling that. You’re not even putting it on the table. You’re simply selling ad space. Truth is, most smart advertisers don’t want you to sell your editorial content. They know that they do better with websites that offer good, solid, accurate content that readers will turn to again and again […].» (Niles, 2009)

À la recherche de nouveaux repères

Les débats déontologiques qui ont lieu autour du journalisme entrepreneurial sont donc encore très loin de la révolution annoncée: au détour des conseils managériaux, il s'agit plutôt d'un rappel des principes d’une pratique éthique du journalisme, telle qu’elle est déjà enseignée un peu partout en Amérique du Nord. Des suggestions générales que font les blogueurs et figures marquantes du journalisme entrepreneurial qui peuvent paraître loin de réalités vécues au quotidien par les journalistes sur le terrain et des enjeux concrets qui se posent à ceux qui ont choisi la voie de l’entrepreneuriat.

Plus globalement, il faut encore voir comment les pratiques évoluent: le journalisme entrepreneurial dans sa version internet est encore jeune et renvoie à un ensemble de pratiques particulièrement variées. Les recherches à ce sujet restent rares: on ignore encore comment ces entreprises fonctionnent, les modèles d'affaires qui ont été choisis ou les formes de journalisme qui s'y font.

Note : Cet article reprend les éléments d’une communication scientifique publiée dans les actes du colloque Mejor II – Changement structurels dans le journalisme (pp. 403-420), dont la réalisation a été rendue possible par le soutien financier du Lojiq ainsi que du FRQSC.

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