Huffington Post Québec: le Voir s’indigne

Le journal Voir n'en finit plus de s'indigner que plusieurs personnalités connues aient accepté de bloguer bénévolement pour le Huffington Post Québec (HPQ). Après la diffusion de deux chroniques coup de gueule de son directeur des nouveaux médias, Simon Jodoin, voilà que l'équipe publie en section «nouvelle» un texte intitulé, «Le Voir paie ses blogueurs».

Le journal Voir n'en finit plus de s'indigner que plusieurs personnalités connues aient accepté de bloguer bénévolement pour le Huffington Post Québec (HPQ). Après la diffusion de deux chroniques coup de gueule de son directeur des nouveaux médias, Simon Jodoin, voilà que l'équipe publie en section «nouvelle» un texte intitulé, «Le Voir paie ses blogueurs».

Il ne s'agit pas d'une démarche de recrutement, mais d'une prise de position de la part d'un journal «qui croit que les contenus valent quelque chose», explique Simon Jodoin à ProjetJ. «Le travail gratuit au profit d'un nombre limité d'actionnaires, c'est absurde», martèle celui qui proteste contre le modèle d'affaires du Huff Post qui n'a jamais rémunéré ses blogueurs. L'un d'eux a d'ailleurs intenté une poursuite contre le site après qu'il ait été acquis par AOL pour 315 millions de dollars. Il réclame que les quelque 9000 collaborateurs non rémunérés du Huff Post aux États-Unis soient payés pour la valeur qu'ils ont créée.

Cette poursuite ne semble cependant pas nuire à la chasse aux blogueurs qu'a lancée le HPQ. Vendredi, ProjetJ révélait que plusieurs personnalités avaient d'ores et déjà mordus à l'hameçon, dont Amir Khadir et Françoise David de Québec Solidaire. «Mais vous êtes complètement tombés sur la tête?!? Alors que des médias locaux rament, s’investissent dans la culture d’ici, depuis des années, en produisant des contenus, en engageant des travailleurs, afin de mettre en valeur les spécificités culturelles et sociales du Québec, votre première idée de génie pour vous tailler une tribune est d’aller donner votre travail à AOL online???», leur lançait Simon Jodoin sur son blogue.

Elle-même invitée à bloguer pour le HPQ, la sexologue Jocelyne Robert lui a répondu sur son propre blogue: «Dans mon esprit, c’est non seulement un droit mais un devoir de décliner mes idées et ma pensée là où je juge qu’elles sont le plus susceptibles d'atteindre un public large et diversifié (…) Quand on est un électron libre et un travailleur indépendant, dans le plein sens de l’expression (sans boss, sans clique, sans salaire, sans ligne de gang ou de parti…), quand on gagne sa vie en communiquant et bien, on accueille, la tête haute, l’invitation à venir partager ses idées, sa créativité et le produit de celle-ci via une large et rayonnante tribune.»

Loin d'être contre l'idée de donner une tribune aux communicateurs, Simon Jodoin explique que le Voir leur offre la même chose sauf qu'il refuse «de faire des profits sur leur dos». Il précise, cependant, qu'il éprouverait un malaise à donner une tribune à un politicien, quelle que soit son allégeance. Selon lui, il revient plutôt aux partis politiques de payer pour diffuser leur message dans les médias en achetant des espaces publicitaires. Il se questionne également sur une telle pratique en période électorale.

Les journalistes indépendants: les dindons de la farce

À l'heure actuelle, et depuis la création des blogues à Voir.ca, le site offre à ses collaborateurs pigistes d'alimenter un blogue en parallèle des textes qu'ils produisent. En échange, Communications Voir leur verse 5 dollars à chaque fois que leur blogue est consulté 1000 fois, soit les revenus qu'un texte génère grâce à la publicité. Simon Jodoin explique que certains textes sur un blogue de Voir.ca peuvent attirer jusqu'à 10 000 lecteurs, mais qu'en moyenne ils sont vus entre 500 et 1000 fois. En comptant une heure de travail par texte, les blogueurs touchent donc en général moins que le salaire minimum. Mais, pour Simon Jodoin, «c'est ce que ça vaut».

Outre les deux co-porte-parole de Québec Solidaire, le HPQ a également recruté sur le terrain politique la chef de l'opposition à la Ville de Montréal, Louise Harel, les députés péquistes Bernard Drainville et Yves-François Blanchet, ainsi que le député indépendant Pierre Curzi. Pour Simon Jodoin, en acceptant de bloguer pour le HPQ, Pierre Curzi renie une bataille qui l'a longtemps habitée à titre d'ex-président de l'Union des artistes, soit le droit à la négociation collective pour les créateurs.

L'Association des journalistes indépendants (AJIQ) revendique ce même droit depuis plus de deux décennies, notamment pour les journalistes pigistes qui écrivent pour le Voir. Elle tente de négocier un contrat type avec les éditeurs afin de protéger les droits d'auteur des journalistes et de fixer un tarif minimal au feuillet. Mais les tentatives d'en arriver à un accord avec le journal culturel, pourtant étiquetté comme étant «progressiste» et «avant-gardiste», n'ont jamais abouti. De plus, l'association a intenté un recours collectif de 30 millions de dollars contre Communications Voir et deux autres éditeurs pour réclamer les droits d'auteurs des pigistes qui ont travaillé pour eux et vu leurs articles vendus, sans leur autorisation, à CEDROM-SNi, une entreprise qui elle-même reproduit et vend les textes. Le dossier traîne depuis 1999.

Dans ce contexte, la prise de position du Voir face à la venue du HPQ ne charme pas le président par intérim de l'AJIQ, André Dumont. Il souligne que de tous les médias visés par le recours collectif intentée par son association – Voir, PME, Les Affaires, Commerce, Affaires plus, et L'actualité –, Voir est celui avec lequel la relation est la plus difficile. Selon l'AJIQ, l'attitude du Voir à l'égard des journalistes indépendants a «atteint des sommets d'iniquité, en plus d'aller à l'encontre de tous les principes sociaux défendus par cette publication» (Le rédacteur en chef national de Voir, Tristan Malavoy-Racine, n'a pas répondu à la demande d'entrevue de ProjetJ à ce sujet). Quant à la venue du Huff Post au Québec, si plusieurs journalistes indépendants expriment leurs inquiétudes sur les réseaux sociaux depuis quelques jours, leur association n'a pour le moment pas pris position.

Journaliste et blogueur pour La Presse, Patrick Lagacé s'en mêle: «Je comprends mes collègues pigistes, qui sont souvent les dindons de la farce du journalisme, ceux dont les tarifs sont gelés depuis toujours, ceux dont les syndicats d’information se fichent éperdument, s’inquiéter de voir un nouveau joueur arriver dans l’écosystème avec un plan d’affaires basé sur le bénévolat. Ils craignent de casquer et de faire les frais d’une course vers le bas.» Souhaitant bonne chance au HPQ, il se veut néanmoins rassurant: «On s’apprête à donner des tribunes à des «personnalités» dont le job premier n’est pas d’écrire. Ils ont un nom, oui. Ont-ils une plume? On verra. En cela, les journalistes peuvent trouver un certain réconfort: eux, leur job, c’est d’écrire».

 

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