Femmes en journalisme: en a-t-on enfin fini avec le mythe de Tintin?

En 1989, Ariane Émond et quelques consœurs ont mené une grande enquête auprès de cinquante femmes journalistes pour connaitre leur sentiment par rapport à leur profession et à la place qu’on leur y faisait.

En 1989, Ariane Émond et quelques consœurs ont mené une grande enquête auprès de cinquante femmes journalistes pour connaitre leur sentiment par rapport à leur profession et à la place qu’on leur y faisait. Conclusion: le mythe de Tintin était encore bien ancré et se faire une place en tant que femme forçait à de lourds sacrifices. Qu’en est-il vingt-cinq ans plus tard? À deux jours de la journée de la femme, analyse avec Geneviève Drolet, qui démarre une thèse à l’Université Laval sur les stratégies de carrière des femmes journalistes.

Par Hélène Roulot-Ganzmann

«Les horaires et l’organisation du travail sont encore fonction de la sacro-sainte mystique du «bon journaliste» dévoué corps et âme au métier, s’abreuvant sans arrêt à toutes les sources, disponible 24 heures sur 24 pour une mission à l’extérieur, constatait Ariane Émond en 1989. Bref, l’ombre de Tintin plane toujours. Ce métier serait-il réservé aux célibataires libre d’attaches? Disons que ça facilite les choses… et les promotions.»

Geneviève Drolet en est au tout début de sa thèse, loin d’elle la prétention donc de sortir des certitudes. Mais d’après les quelques entretiens officieux qu’elle a pu avoir avec des journalistes ainsi que toute la littérature mondiale qu’elle a pu consulter sur le sujet, oui, selon elle, les problèmes sont les mêmes aujourd’hui que vingt-cinq ans en arrière.

«Avec des améliorations sociales, nuance-t-elle, les garderies, le congé maternité d’un an, etc. Mais bien que les femmes soient de plus en plus nombreuses dans les salles de nouvelles, les règles du jeu ont peu évolué et elles restent défavorables aux femmes lorsqu’elles commencent à vouloir avoir aussi une vie de famille.»

Des règles ancestrales

Au Québec, 44% des journalistes sont aujourd’hui des femmes et ce chiffre devrait encore augmenter dans les prochaines années si l’on pense que les filles sont majoritaires dans les programmes de communication des universités et qu’elles représentent même parfois jusqu’à 70% de la cohorte. Elles sont également de plus en plus nombreuses à des postes de direction et la récente affectation de Marie-Andrée Chouinard comme directrice de l’information du Devoir est bien la preuve que les portes ne sont pas fermées et que le plafond de verre peut être percé.

«Mais encore faut-il qu’elles acceptent de se plier à des règles ancestrales, édictées par des hommes à une époque où il n’était pas question que ce soit eux qui s’occupent du ménage, explique Geneviève Drolet. Les femmes qui veulent grimper verticalement dans la hiérarchie doivent faire preuve de beaucoup de flexibilité.»

«Lorsqu’il faut aller chercher les enfants à la garderie à 17 heures, ce n’est pas évident, poursuit-elle. De ce point de vue, les choses sont vécues à peu près de la même manière aujourd’hui qu’en 1989 par les femmes qui désirent avoir des enfants. C’est étonnant, décourageant même de voir que la problématique de fond demeure la même. Il y a toujours les même embuches pour gravir les échelons ou pratiquer une forme de journalisme d’actualité, trop dépendant des événements qui se produisent à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.»

Évolution horizontale

La différence avec 1989 est sans doute dans les solutions que certaines femmes ont mis en place pour continuer à s’épanouir dans leur vie professionnelle tout en menant de front leur vie de famille.

«Certaines journalistes comme Marie-Claude Lortie à La Presse ou Mylène Moisan au Soleil utilisent leur féminité pour développer leur identité professionnelle et pour investir une niche, observe la doctorante. Tout en sortant des sujets traditionnellement féminins. Elles parviennent ainsi à concilier travail et famille sans pour autant stagner professionnellement. En fait, elles choisissent d’évoluer horizontalement plutôt que verticalement.»

Un choix, plus qu’un sacrifice. Elles refusent, au moins le temps de s’occuper de jeunes enfants, le stress et les contraintes d’un poste de direction. Mais elles exigent aussi de pouvoir s’épanouir à la fois à la maison et au bureau. Bref, de tout avoir.

«Même si je n’aime pas beaucoup cette expression, note Geneviève Drolet. Parce qu’on n’a jamais reproché aux hommes de vouloir tout avoir… Quoi qu’il en soit, les femmes avec lesquelles j’ai eu des discussions informelles sur le sujet et qui ont opté pour un changement de stratégie de carrière à l’arrivée de leurs enfants, ne parlent que très rarement de sacrifice. Il faut toujours faire très attention à ne pas juger une situation de  l’extérieur. Au moment où l’on vit un événement marquant, nos priorités changent, nos valeurs même parfois, et de ce point de vue, la maternité semble déterminante dans la vie des femmes. Le changement de stratégie de carrière n’est alors pas vécu comme un sacrifice mais plutôt comme une conciliation pour améliorer la qualité générale de la vie.»

Et les pères?

Chaque cas est d’ailleurs singulier. Une femme journaliste qui aurait un conjoint qui gagne très bien sa vie et la possibilité d’avoir une gardienne à domicile, peut tout à fait gravir les échelons si son épanouissement personnel passe d’abord par son succès professionnel. Lorsque les grands-parents ne sont pas très loin et qu’ils acceptent de s’impliquer dans la garde et l’éducation de leurs petits-enfants, il est également plus facile de faire preuve de flexibilité.

Mais ces problématiques peuvent d’ailleurs aujourd’hui toucher également les pères, de plus en plus nombreux à souhaiter prendre une part plus grande dans l’organisation de la vie de famille, mais qui prennent rarement le congé parental, de peur d’être par la suite mis sur une voie de garage.

«Ça vient de se produire pour la première fois au Soleil un père qui s’en va en congé parental, raconte Geneviève Drolet. Mais pour ça, comme pour l’avancement des femmes, ça va prendre tout un changement de mentalité. C’est toute la société qui doit évoluer sur ces questions. Elle le fait, mais c’est sûr qu’en vingt-cinq ans, il n’y a pas eu de révolution en la matière.»

Demain, ProjetJ donne la parole à quelques journalistes et jeunes mamans.

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