Doit-on payer pour informer?

Par Ross Howard, traduction d’un article paru sur J-Source le 13 novembre 2013

Par Ross Howard, traduction d’un article paru sur J-Source le 13 novembre 2013

Ces dernières semaines ont été excellentes pour le journalisme. Le chef de la police de Toronto a confirmé que le Toronto Star disait vrai et que ses journalistes n’avaient pas affabulé: les images de Rob Ford fumant du crack existent bel et bien. Durant la même semaine, tant dans les conversations publiques et que dans la couverture médiatique qui a été faite concernant les comptes de dépenses des sénateurs Mike Duffy et Pamela Wallin, ces derniers n’ont plus été présentés comme des ex-journalistes, mais bien comme de simples sénateurs ou ex-personnalités médiatiques. Comme s’il était convenu que le journalisme requiert une intégrité exceptionnelle de la part de ceux qui endossent cette profession, et que lorsque M. Duffy et Mme Wallin l’ont quittée il y a plusieurs années pour faire le saut en politique, ils redevinrent de simples et corruptibles citoyens, voire des politiciens.

Mais c’est alors que le Star a publié la seconde vidéo de Rob Ford, celle sur laquelle le maire de Toronto semble fou furieux, et où il profère des menaces de mort.

En agissant ainsi, le Star a mis de nouveau un voile sur la profession, sa propension à vouloir clamer son innocence aggravant son cas.

Durant tout le 20e siècle, le journalisme canadien a eu pour tradition de ne pas payer pour obtenir de l’information. Ce n’est pas une règle absolue. Il y a des exceptions, mais il existe quelques très bonnes raisons qui expliquent pourquoi payer ses sources est rarement éthique. La nécessité d’informer le public doit ainsi toujours être pesée en tenant compte des inconvénients que cela engendre. Si de manière quasi-quotidienne dans les tabloïds corrompus de Grande-Bretagne, la recherche du sensationnalisme, de l’exclusivité, ainsi que l’obligation faite aux journalistes de jouer le jeu de l’agenda caché des propriétaires de presse, ont conduit les journalistes à sortir le chéquier, cette pratique est très rare au Canada.

Le «journalisme de chéquier» encourage les gens à inventer ou colporter des nouvelles ou des allégations, juste pour se faire de l’argent sur le dos des médias crédules. Ça encourage également le public à penser que les journalistes paient leurs sources pour inventer des histoires sensationnelles. Et ça implique que la vérité est un concept avec lequel on peut s’arranger.

Le rédacteur en chef du Star, Michael Cook, argue que les 5 000 dollars payés pour la vidéo sont comparables aux sommes occasionnellement payées par certains autres médias pour obtenir des photos exclusives de la part de citoyens. Il affirme que l’argent est allé à une famille bien sous tout rapport, et n’ayant aucune connexion avec le crime organisé. Il explique que le Star a décidé de payer pour obtenir la vidéo, avant qu’elle ne disparaisse, comme ça a été le cas de celle montrant le maire Ford fumer du crack. Il insiste sur le fait que cette nouvelle vidéo, montrant le maire Ford fou furieux, est d’une importance capitale pour le public.

C’est pourtant le même rédacteur en chef qui s’est présenté comme vertueux quelques mois plus tôt, lorsque le Star annonça avoir refusé de payer pour l’infâme vidéo, la première, lorsque ses sources le lui proposèrent… CBC révéla cependant que le journal torontois a été plus refroidi par les 200 000 dollars demandés que par sa volonté de respecter les traditionnelles valeurs éthiques. Nous savons également que le Toronto Sun, un  journal plus sympathique à Rob Ford, s’est également vu offrir la deuxième vidéo, mais ne l’a pas achetée.

La publication de la vidéo a fait tellement de bruit que lorsque Michael Cook s’est vu demander pourquoi il l’avait payé, il a avoué être surpris que l’on s’interroge.

Ce que Michael Cook et d’autres ne comprennent pas, c’est qu’en ne payant pas pour obtenir des informations, les médias demeurent des endroits où les citoyens peuvent aller pour offrir gratuitement des informations dont ils disposent et qui sont pertinentes et nécessaires pour le bon fonctionnement de notre société et de nos institutions. Les médias agissent comme des chiens de garde publics. Un garde du même acabit que la police, même s’ils sont complètement distincts. Personne n’appelle la police pour signaler un cambriolage en espérant en tirer 5 000 dollars. Ils appellent parce que c’est du bien commun dont il est question. Idéalement, les citoyens devraient révéler aux médias les cas de corruption et d’incompétences dont ils ont connaissance, parce qu’ils trouvent ça mal et injuste et parce que les médias sont le meilleur endroit pour les dénoncer. Non parce qu’ils vont recevoir 5 000 dollars.

Comme l’a écrit autrefois Nick Russel dans son ouvrage sur le journalisme canadien intitulé Morals and the Media, le chéquier fabrique des journalistes paresseux et manipulés.

Ross Howard est professeur en éthique journalistique au Collège Langara de Vancouver.