Comment va la démocratie?

Steve Proulx, Voir |

Les chiens de garde de la démocratie? En avril 1993, devant des journalistes du National Press Club, l’auteur de Jurassic Park, Michael Crichton, annonçait que les grands médias américains allaient disparaître dans 10 ans. Sa sombre prédiction a fait jaser d’un bout à l’autre des États-Unis, et même jusqu’ici.

Pour l’écrivain, les médias de masse qui ne font plus qu’effleurer des sujets insignifiants et qui carburent à l’infodivertissement seront tout simplement incapables de vendre leur camelote lorsque l’information sera démocratisée grâce au Web. Et comme les dinosaures, ils s’éteindront. En revanche, plusieurs personnes seront prêtes à payer cher pour de l’information de très haute qualité. Un marché pour l’info béton naîtra.

Bon. Crichton s’est trompé.

Quinze ans après sa diatribe, les médias de masse vivent des heures mouvementées, certes, mais sont toujours bien vivants. Et plutôt qu’un marché pour “l’information payante de très haute qualité”, le Web a surtout ouvert la porte à l’information gratuite de qualité très discutable…

Le magazine en ligne Slate a interviewé Michael Crichton en mai dernier pour savoir où en étaient ses réflexions sur les médias. Le gars est toujours aussi pessimiste.

À son avis, “le plus grand changement [des dernières décennies] est que les médias sont passés du fait à l’opinion et à la spéculation”. Cette tendance est visible. Des journaux remplis d’articles écrits au conditionnel, basés sur des suppositions ou des sources anonymes. Des débats interminables sur des hypothèses du genre: “Est-ce qu’Hillary pourrait être candidate en 2012?” Sur les chaînes d’information continue, il y a aussi ces experts en résidence qui commentent pendant des heures les moindres remous de l’actualité. Tout cela, pour Crichton, fait que les faits foutent le camp.

“L’exactitude n’est même plus prise en considération, ajoute-t-il. Je pense que plusieurs jeunes reporters ne savent plus tout à fait ce que signifie ce mot, au-delà de l’exactitude orthographique.”

Bref, la médiocrité médiatique lui fiche la trouille. “Une démocratie a besoin d’une bonne information. Nous ne l’avons pas. Nous n’avons rien qui s’en rapproche”, soutient-il.

Je suis le premier à l’admettre, l’information que je trouve dans les médias me déçoit souvent. Surtout après des enflures médiatiques violentes comme la récente affaire Julie Couillard. Depuis, je ne peux plus voir un décolleté sans avoir la nausée.

Sauf que, n’en déplaise à Michael Crichton, le rôle des médias dans le bon fonctionnement de la démocratie doit être relativisé.

C’est ce que nous dit Anne-Marie Gingras dans son livre Médias et démocratie, le grand malentendu (Presses de l’Université du Québec, 2006). Cette professeure en sciences politiques déconstruit la thèse voulant que les médias soient des maillons de la démocratie. Eh non.

Cette fausse idée vient du fait que l’on considère souvent l’information médiatique comme étant de l’ordre de la “sphère publique”, cet idéal démocratique “qui permet aux citoyens de se faire une opinion éclairée et de procéder à des choix politiques avisés”.

Malheureusement, les médias ne sont pas une agora. Ils ne l’ont jamais été, d’ailleurs.

Selon Anne-Marie Gingras, les médias sont plutôt un outil au service des pouvoirs politiques et économiques. Ils tendent à être ce qu’elle nomme des “appareils idéologiques”. “[Les médias] présentent l’ordre des choses [c’est-à-dire le système libéral capitaliste] comme le meilleur qui puisse exister de manière réaliste et visent à générer du consentement à son égard.”

Parce qu’ils sont dépendants des pouvoirs politiques et économiques, les médias de gauche, de centre ou de droite “fabriquent du consentement” (manufacturing consent, selon l’expression de Noam Chomsky).

Ce consentement s’obtient d’un million de façons, et ce n’est pas le fruit d’un quelconque complot. Par exemple, lorsque les journalistes acceptent de couvrir une conférence de presse organisée pour eux, ils s’intéressent à des sujets financés par des élites économiques ou politiques, et non aux affaires publiques.

En somme, les médias ne sont en aucun cas un reflet fidèle de la “sphère publique”. Est-ce une menace à la démocratie? Les pessimistes comme Michael Crichton répondront “oui” sans hésiter.

Il faut cependant considérer un détail: les médias n’exercent pas un contrôle total des esprits. L’information n’est pas reçue de la même manière par tous les auditoires. Les téléspectateurs ou les lecteurs de journaux ne sont pas (tous) de sombres crétins malléables à volonté. Comme l’indique Anne-Marie Gingras: “La production du consentement [à travers les médias] ne s’exerce pas sans remous ni conflits: elle donne lieu à des luttes qui constituent le fondement de la vie collective.”

Les médias, chiens de garde de la démocratie? Pas vraiment. Mais pour faire japper le monde, par contre…