Campagne électorale : petits sujets, grands enjeux?

Si certains estiment que les campagnes électorales sont couvertes de manière uniforme et sans surprise, c'est qu'ils n'ont peut-être pas lu l'article de Judith Lussier, journaliste à Urbania, qui a réalisé une entrevue complète avec la candidate de Québec solidaire Manon Massé sur… sa moustache.

Mais pourquoi diable consacrer un article à un sujet aussi superficiel que du poil? Le propos étonne un peu et la journaliste se défend d'avoir voulu user de provocation. Selon elle, les pancartes électorales montrant la pilosité de la candidate faisaient beaucoup de bruit et elle a voulu aborder la question de plein front, ce qu'aucun journaliste n'avait osé faire auparavent.

“Quand j'ai vu sa pancarte électorale, c'est devenu évident pour moi”, explique Judith Lussier. “J'étais persuadée que c'était un statement politique. Et ça devenait donc une histoire beaucoup plus intéressante qu'une simple critique de l'apparence physique”. Cela l'a convaincue de contacter directement la candidate.

La démarche pour le moins audacieuse de Judith Lussier rappelle celle de l'animateur Guy-A. Lepage. Comme le souligne le journaliste Etienne Côté-Paluck dans un autre billet sur Urbania, “[Gaétan] Barrette avait lui-même répondu, en février 2010, aux questions difficiles de Guy A. Lepage à Tout le monde en parle sur le lien entre son obésité et le fait qu’un médecin doive montrer l’exemple.” Le médecin y a expliqué qu'il était conscient de ce fait et qu'à son avis, cela le rendait plus humain aux yeux de ses patients.

Plus récemment, aux Jeux olympiques de Londres, le site américain d'actualité sur les vedettes TMZ.com a questionné l'athlète Destinee Hooker, qui faisait l'objet de railleries sur Twitter. La championne de volleyball a pu expliquer l'origine de son nom et sa fierté de le porter. Elle a aussi souligné qu'aucun journaliste ne lui en avait parlé avant et qu'elle était contente qu'on lui pose la question.

L'art d'obtenir l'entrevue délicate

Comment alors obtenir une entrevue, surtout si le sujet peut s'avérer vraiment gênant? “Dans le cas de Manon Massé, j'ai contacté son attaché de presse, en lui expliquant exactement ce dont je souhaitais parler, c'est à dire la fameuse moustache. Il lui expliqué ma démarche et elle a accepté l'entrevue”, raconte la journaliste. “Mon intuition, c'était qu'elle l'assumait parce que c'est une féministe.”

Heureusement, le contact a été bon. “Elle était contente que quelqu'un ose enfin aborder la question avec elle. Evidemment, elle était déjà au courant de ce qui se disait un peu partout…”.“Je crois qu'il est essentiel que les journalistes n'hésitent pas à aborder des sujets qui sont plus sensibles ou en apparence peu importants. Si on en parle tellement informellement, c'est que visiblement ça vient déranger quelque chose, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Et juste pour ça, ça vaut la peine qu'on s'y intéresse.” Depuis la publication de l'article, Québec solidaire a d'ailleurs donné plus de visibilité à la candidate en mettant l'accent sur ses prises de position sur les identités de genre.

Certains sujets s'enflamment sur les médias sociaux, amenant avec eux leurs lots de racontars plus bizarres les uns que les autres. “C'est le rôle des journalistes d'aller vérifier les informations à la source, même si c'est difficile. Par exemple, pendant la grève étudiante, il y avait plein de rumeurs qui circulaient sur un homme qui était supposément mort. La Presse a réussi à le retracer et à finalement obtenir la vraie version des faits, directement du principal intéressé, qui était évidemment vivant.”

Des trucs pour que ça fonctionne

Selon Judith Lussier, l'important dans ces cas est de faire l'entrevue de bonne foi et de ne pas essayer de piéger les gens. “Je ne ferais jamais une entrevue comme ça si elle était diffusée en direct. Les sujets intimes devraient être traités d'abord off the record. Par exemple, pour une ancienne chronique, j'ai questionné des personnes homosexuelles qui sont publiquement “dans le placard” sur les raisons qui motivent leur choix. Quand elles ne veulent pas en parler, je respecte complètement leur décision.”

La journaliste croit également qu'ils faut bien assumer sa question et les raisons qui nous motivent à la poser pour obtenir des réponses. “Je crois que Manon Massé a accepté de me parler parce que je ne me limitait pas juste à l'anecdote. L'entrevue permettait de parler d'autres choses, du fait de ne pas répondre à tout prix aux conventions sociales sur l'apparence et les genres, une idée qui lui est chère. C'est des thèmes qui sont peu abordés dans les médias grand public. L'article a aussi permis de découvrir ses autres prises de positions.”

Choisir son média et son public

Évidemment, le côté provocateur et l'orientation éditoriale d'Urbania jouent pour beaucoup dans l'approche journalistique des collaborateurs. Un tel sujet n'aurait probablement pas été abordé dans un média plus traditionnel ou encore il aurait été repris ou traité comme un élément de variété ou une nouvelle insolite.

“Dans une publication comme Urbania, on peut aborder la politique autrement.” explique Judith Lussier. “Nous ne sommes pas des spécialistes comme Chantal Hébert ou Vincent Marissal, c'est évident et on n'essaye pas de faire croire le contraire. Le ton de nos articles est adapté au style de notre publication et à nos lecteurs. Probablement que cette nouvelle ne serait pas comprise de la même façon si elle avait été diffusée à Radio-Canada, par exemple.”

La société d'état a tout de même abordé par la suite le sujet sous l'angle de la lutte à l'intimidation, dans le cadre d'entrevues avec les politiciens lors de la Fierté gaie. Le texte de Judith Lussier a définitivement brisé la glace.