Akli Ait Abdallah: «Il y a toujours des moments de lumière à l’intérieur des drames»

La FPJQ organise le 26 mai prochain un grand évènement-discussion animé par Raymond Saint-Pierre. Plusieurs journalistes ayant couvert des conflits ou des catastrophes naturelles ou humaines partageront leur expérience et expliqueront comment ils s’outillent pour parvenir à accepter l’inacceptable, faire leur travail et rapporter des histoires. Parmi eux, Akli Ait Abdallah, reporter à Ici-Radio Canada Première, que ProjetJ a rencontré.

Par Hélène Roulot-Ganzmann

La FPJQ organise le 26 mai prochain un grand évènement-discussion animé par Raymond Saint-Pierre. Plusieurs journalistes ayant couvert des conflits ou des catastrophes naturelles ou humaines partageront leur expérience et expliqueront comment ils s’outillent pour parvenir à accepter l’inacceptable, faire leur travail et rapporter des histoires. Parmi eux, Akli Ait Abdallah, reporter à Ici-Radio Canada Première, que ProjetJ a rencontré.

Par Hélène Roulot-Ganzmann

De retour de Syrie en novembre 2012, Akli Ait Abdallah change sa photo de couverture sur son mur Facebook. Depuis cette date, tous ceux qui arrivent sur sa page y voient un cliché pris par le journaliste à la frontière turque, et montrant deux jeunes enfants. Ce commentaire l’accompagne: cette photo restera là jusqu’à ce que ces enfants syriens (d’un camp de déplacés) retrouvent la paix. C’est très très très peu. Mais s’ils savent que l’on pense à eux tous les jours, et qu’ils nous manquent, peut-être qu’ils continueront a nous sourire.

C’est sa façon à lui de gérer ses émotions lorsqu’il couvre des drames. Ne pas s’en détacher, ne pas les mettre de côté. Ne pas considérer les personnes qu’il rencontre sur le terrain et qui subissent les drames de plein fouet comme de simples pions interchangeables, de simples personnages des histoires qu’il raconte à la radio, mais continuer à penser à eux, même une fois rentré à Montréal. Parce qu’ils font partie de sa vie.

«Je déteste quand sur le terrain où un drame se joue, un confrère me demande si j’ai une «bonne» histoire, confie-t-il. Pour ma part, je garde souvent des contacts avec des gens que j’ai rencontrés à l’occasion de reportages. C’est ma façon de leur dire qu’ils m’intéressent. Qu’ils ne m’ont pas juste permis de faire mon boulot et de gagner ma vie. Car au-delà de la douleur que je peux ressentir parfois, je considère que c’est un privilège d’aller couvrir ces situations.»

Travailler pour tenir

Akli Ait Abdallah a couvert nombre de drames depuis son arrivée à Radio-Canada à la fin des années 90. Des conflits armés dans les Balkans notamment, et en Syrie plus récemment, des révolutions, en Libye, en Égypte, en Tunisie, des catastrophes naturelles, la plus marquante restant sans conteste le tremblement de terre de janvier 2010 en Haïti, qui a fait plus de 200 000 morts et laissé près de 1,5 millions de sans abris.

«Le plus difficile, c’est la profondeur du désespoir, explique-t-il. Vous arrivez à Port-au-Prince et vous n’entendez pas de bruits d’ambulance parce qu’il n’y en a pas, pas de bruits de bulldozers parce qu’il n’y en a pas dans les premières heures, dans les premiers jours. Vous vous rendez compte que c’est un pays qui a déjà du mal à gérer un quotidien relativement normal, alors des situations de crise… heureusement ou malheureusement, il y a très vite l’obligation de travailler qui reprend le dessus. Vous n’êtes pas venu faire de l’humanitaire, vous êtes venu rendre compte de ce qui se passe. Ça nous détourne de la prostration. On a peut-être dans ces moments-là l’impression d’être plus important qu’on ne l’est, mais on se dit qu’on doit rendre compte.»

Car s’il vit le drame, Akli Ait Abdallah sait qu’il en est aussi protégé. Que lui, peut se retirer pour respirer, boire une bière à l’hôtel avec les confrères. Et travailler.

«À un moment donné, il faut aller dans sa chambre d’hôtel pour travailler, raconte-t-il. Il faut produire tout de suite quelque-chose. Il faut écrire, monter, s’assurer qu’internet fonctionne. On se retrouve avec ses propres problèmes, tout petits, mais très importants pour le fonctionnement de son média. On est là pour ça et si on ne le fait pas, on ne sert à rien.»

Colère et impuissance

Le journaliste fait cependant la différence entre les catastrophes naturelles et les conflits armés.

«Quand il s’agit de drames provoqués par les hommes, on peut avoir de la colère, avoue-t-il. Il y en a toujours un peu mais elle n’a pas la même intensité. Il y a de l’indignation, de la peine, de la souffrance, des pleurs, même. Alors, le bout de force qui te reste, c’est pour écrire, ramasser une histoire, ne pas la trahir, la travestir. Celles que je raconte sont celles qui me touchent le plus, qui me plaisent le plus, qui me réconfortent, me font rire aussi parce qu’il y a toujours des moments de lumière à l’intérieur des drames.»

Pleurer… il avoue sans complexe que ça lui est déjà arrivé, notamment en Libye, alors qu’il attendait à un barrage entre deux villes. À l’époque, il y avait une chasse aux Noirs parce qu’ils étaient suspectés de tous être dans le camp de Kadhafi.

«Là, des mercenaires arrêtent un bus, ils font descendre douze Soudanais, qui disent travailler dans une exploitation agricole, raconte-t-il. Ils les emmènent. On demande où ils vont et on nous fait comprendre que ce ne sont pas nos affaires. Tu as devant toi des gens qui vont sans doute mourir… et tu es incapable de changer quoi que ce soit. On va le raconter mais c’est tout ce qu’on peut faire. On se sent vraiment impuissant.»

«On s’en veut aussi parfois d’oublier trop vite»

Le retour peut lui aussi être parfois difficile. Si Akli Ait Abdallah n’a jamais subi de stress post-traumatique et n’a jamais consulté pour cela, il avoue que durant les premiers jours, les premières semaines, tout décante dans sa tête.

«On repense à tous les gens qu’on a rencontrés, raconte-t-il. On est troublé par le calme qui règne, un peu perdu. On s’en veut aussi parfois d’oublier trop vite.»

Le reporter de Radio-Canada parcourt le monde et les drames depuis une quinzaine d’années maintenant. La première fois, c’était en 1998 en Albanie, au cœur du conflit en ex-Yougoslavie. Il admet avoir eu peur quand on lui a proposé la mission. Peur non pas du terrain, mais de ne pas assurer.

Depuis, il n’a jamais refusé aucun mandat à l’étranger, sauf lorsqu’il avait vraiment besoin de repos. S’il regrette que les finances du diffuseur public ne lui permettent pas de voyager autant qu’il ne souhaiterait, il avoue cependant que sa vie est ici, à Montréal, avec les siens, avec ses amis. Et que c’est aussi ça que le fait tenir lorsqu’il part au bout du monde pour couvrir un drame.

Comment bien s’outiller pour couvrir les drames humains? Le 26 mai 2014 à partir de 18h30 à la Maison du développement durable à Montréal. À cette occasion, le Forum du journalisme canadien sur la violence et le traumatisme lancera la version en langue française de son guide En-tête – reportage et santé mentale, dont chaque journaliste présent recevra une copie.

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