Marc-François Bernier

Chez plusieurs, la liberté de la presse est une menace qu’il faudrait restreindre sans remords, et encore plus quand ces restrictions permettent d’occulter des conduites illégales ou condamnables. Pour d’autres, la liberté de la presse est une valeur fondamentale qui se situe au-dessus des considérations liées à la vie privée, la réputation ou le respect de la dignité humaine.

 

Si les premiers tiennent presque exclusivement le discours portant sur les responsabilités de la presse, les seconds refusent ou préfèrent ne pas prendre en compte les valeurs sociales et humaines qui pourraient raisonnablement limiter leur liberté. Des discours diamétralement opposés, donc, et pourtant des attitudes similaires. Bien souvent, les uns et les autres veulent protéger qui des privilèges, qui des intérêts particuliers. Bien souvent, tous soutiennent parler au nom du public et de ses intérêts légitimes, bien que ce dernier soit rarement convoqué au débat.

 

Ce qui caractérise le plus fondamentalement ces deux postures, c’est la volonté d’imposer un équilibre statique qui aurait toujours pour effet de favoriser un même point de vue. La recherche de cet équilibre est surtout une conviction profonde de départager la société et ses individus en bons et en mauvais, selon que les uns ou les autres s’estiment du bon ou du mauvais côté de la ligne de démarcation. Comme si cette ligne ne se déplaçait pas en fonction des circonstances uniques et inédites de chaque situation.

 

Il s’oppose avant tout à la recherche sincère et authentique d’un équilibre dynamique plus respectueux de la complexité des situations de la réalité. En effet, les prétentions absolutistes ou catégoriques des uns et des autres ne peuvent résister longtemps devant un examen minutieux et argumenté des faits qui, on le sait, sont têtus.

 

Encore faut-il, pour ce faire, se doter de grilles d’analyses explicites (elles-mêmes sujettes à remises en cause) qui révèlent leurs fondements éthiques aussi bien que les règles et les critères qui conduiront l’analyste à appuyer, avec plus ou moins de ferveur, l’une ou l’autre revendication. Dans de telles conditions, l’agent moral en arrivera à des constats qui s’éloignent de ses préférences personnelles, de ses préjugés et de ses a priori.

 

Se retrouver constamment et entièrement favorable aux uns ou aux autres, c’est comme s’emmurer dans des convictions que l’on possède sans savoir qu’elles nous possèdent en retour. Il est facile, et sans doute avantageux sur le plan stratégique, de vouloir réprimer les efforts réflexifs qui cherchent justement à échapper aux réflexes partiaux, inévitablement moulés sur les objectifs et les objections des uns et de autres.

 

On le voit chez certaines personnes et institutions qui se présentent comme d’innocentes victimes de médias et qui refusent d’être exposées au regard légitime de la société quand vient le moment de justifier leurs comportements et leurs décisions. Mais on le voit également chez des journalistes et des médias qui refusent parfois de reconnaître des erreurs, voire des fautes professionnelles graves, ou qui n’hésitent pas à plaider l’intérêt public là où il est avant tout question de leurs intérêts particuliers d’employés et d’entreprises.

 

Chacun est solidement, et obstinément, ancré dans sa position jusqu’au point de rupture de l’autre, la joute devenant un affrontement de pouvoir, de ressources et d’entêtement.

 

Vouloir faire l’économie de la recherche d’un équilibre dynamique, où le jugement moral tient compte des valeurs en conflit et procède à une hiérarchisation fondée en raison – plutôt que de simplement ignorer les valeurs conflictuelles – c’est se condamner à alimenter une industrie de l’affrontement. C’est favoriser une judiciarisation inutilement coûteuse de litiges qui pourraient parfois se résoudre sans grande douleur – dans le compromis sans compromission – dans la mesure où chacun cherche une réelle intercompréhension de l’autre, plutôt qu’une victoire aux points.

 

Alors que les entreprises de presse sont aux prises avec une crise financière sans précédent, que des individus, des entreprises ou des institutions doivent faire face à des défis qui les menacent, alors que les tribunaux sont déjà débordés, pourquoi ne pas favoriser la recherche de l’équilibre dynamique?

 

Pourquoi ne pas rechercher de nouveaux dispositifs de résolution de litiges autonomes, indépendants et crédibles où il y aurait moins d’avocats, moins d’experts, moins de frais pour tous, moins de droit formel et davantage de justice ? Bien entendu, il n’est pas réaliste, voire souhaitable, d’éliminer le recours aux tribunaux civils, mais peut-être que ceux-ci pourraient devenir moins pertinents pour bon nombre de litiges.

 

Pendant plus de 50 ans, en Occident, on a cru que les conseils de presse, entre autres moyens, pouvaient jouer ce rôle de dispositif de résolution fondé sur l’autorégulation, voire l’autodiscipline strictement morale. Mais les bilans de la recherche nous obligent à en constater l’échec si on mesure les résultats à l’aune des promesses et des engagements des entreprises de presse. On peut espérer une métamorphose radicale de ces dispositifs – dans leur financement, leurs procédures, leur efficacité et leur légitimité – mais rien ne permet d’être optimiste pour l’instant.

 

Nous sommes ici face à une double obligation intellectuelle de lucidité et d’honnêteté qui ne doit pas être associé à un désaveu de l’importance démocratique de la liberté de presse. On ne répétera jamais assez que la très grande majorité des articles et des reportages journalistiques sont à la hauteur des exigences de qualité, d’équité et d’intégrité que les journalistes ont librement adoptées. C’est lorsque surviennent des transgressions à ces principes que le citoyen est mal protégé par les dispositifs actuels.

 

Invoquer la liberté de presse en occultant d’autres droits et valeurs, pour maintenir le statu quo, c’est chercher encore une fois un équilibre statique avantageux pour les uns, mais injuste pour les autres. Dans certains cas, c’est admettre implicitement que la raison n’est pas en mesure de justifier certaines pratiques et qu’il faut s’en remettre à une profession de foi quant à la sagesse de ceux qui revendiquent une liberté sans contraintes.

 

Si on veut favoriser la liberté responsable d’une presse au service du droit du public à une information de qualité en même temps qu’elle protège contre les transgressions, il faut envisager une nouvelle culture. Il faut prendre le virage de l’équilibre dynamique.

 

Face à la concurrence des autres acteurs de la communication publique – qu’ils soient professionnels des relations publiques ou simples citoyens – dans un contexte bien documenté de perte de crédibilité et de confiance à l’égard des médias, il faut abandonner les réflexes de protection d’une époque où le journaliste était roi et maître de l’information publique. Le temps n’est plus au monopole, mais aux concessions fondées sur la raison et l’esprit de justice. Voilà comment les journalistes et les entreprises de presse seront en mesure de relever le défi de leur pertinence démocratique.

 

Bien plus que l’entêtement stérile et intimidant de ceux qui tirent profit de l’affrontement institutionnalisé – souvent devant les tribunaux civils auxquels tous n’ont pas un accès égal en raison des coûts prohibitifs – il faut avoir l’audace de nouveaux modèles de régulation des médias qui vont tenir compte de droits, de valeurs et de principes qui semblent irréconciliables simplement parce qu’on a toujours voulu les opposer systématiquement plutôt que de chercher à les harmoniser et à les équilibrer.

– 30 –