Une profession autorégulée ?

En France, le cas du journalisme illustre parfaitement cette ambiguïté. Voilà en effet un métier devenu central dans nos sociétés, sur lequel pèsent de nombreuses exigences morales (véracité de l’information, impartialité, distance critique, absence de collusions…), mais qui a toujours affiché très haut la volonté de s’autoréguler, c’est-à-dire surtout la volonté de ne laisser aucune instance ou autorité extérieure (public, justice) mettre son nez dans les questions de déontologie professionnelle. Ils sont nombreux à penser, comme Albert Du Roy, que « s’il faut un contre-pouvoir au pouvoir de l’information, c’est en son sein qu’il doit s’exercer (2) ». Laissant donc supposer que la profession a su, à l’instar des professions libérales, se donner les moyens de cet autocontrôle. Or il n’en est rien : il n’existe actuellement en France aucun mécanisme interne permettant de sanctionner, ou simplement de débattre, des fautes professionnelles des journalistes. Ces derniers n’offrent donc pas plus de garanties de probité qu’un coach ou qu’un généalogiste. Pourtant, les journalistes prêtent volontiers un rôle de garant moral à une instance il est vrai spécifique : la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP). Créée en 1935 par la loi Blachard, qui instituait un véritable statut du journaliste, la CCIJP délivre la fameuse carte de presse, qui atteste que son titulaire est journaliste selon les termes de la loi. Mais à aucun moment cette commission ne tient compte de critères déontologiques pour délivrer le sésame (qui n’est d’ailleurs pas obligatoire), puisqu’elle ne s’attache qu’à la situation matérielle du candidat, en partant de la définition tautologique de la loi : « Le journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs publications quotidiennes ou périodiques ou dans une ou plusieurs agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources. » Autrement dit, est journaliste celui… qui exerce ce métier. En fait, l’histoire du journalisme français est marquée par ce balancement entre la revendication d’une autonomie morale, jointe à la volonté de « fermeture » de la profession, et le constat de son irréductible ouverture. Si en juillet 1918, l’une des premières réalisations du tout nouveau Syndicat national des journalistes (SNJ, le premier en son genre) est une « Charte des devoirs professionnels des journalistes français », c’est avant tout pour défendre les intérêts des journalistes de métier contre les journalistes d’occasion qui leur volent le travail : écrivains, fonctionnaires, professeurs, ou encore parlementaires qui, ayant un accès privilégié au front durant la Première Guerre mondiale, se transforment en reporters. Au sein de cette charte (qui, après avoir été révisée en 1938, reste le principal texte de référence même s’il n’a aucune valeur juridique) « cohabitent quelques principes professionnels, ainsi que des principes moraux, que sont principalement : la responsabilité, la probité, la loyauté vis-à-vis des confrères (3) ». Comme le note Jacques Le Bohec (4), se glissent déjà dans ce texte des ambiguïtés : la formule « un journaliste, digne de ce nom » qui précède l’énoncé des devoirs « suggère que l’on peut rester journaliste, même quand est indigne de ce nom… ». De même, la charte interdit de signer de son nom « des articles de réclame financière ou commerciale », ce qui n’empêche pas de les signer en usant d’un pseudonyme !

Le mythe de la carte de presse

Le SNJ ambitionnait dès ses débuts de jouer « un rôle analogue à celui du Conseil de l’Ordre des avocats ». La charte pose d’ailleurs que « le journaliste digne de ce nom (…) ne reconnaît que la juridiction de ses pairs, souveraine en matière d’honneur professionnel ». Le SNJ militera pour cela pendant tout l’entre-deux-guerres, d’autant que pullulent les « indignes », c’est-à-dire « ceux qui jettent l’opprobre sur toute la profession par leur manque de déontologie et leur implication dans de multiples scandales (emprunts russes, affaire Stavisky…)(5) ». Emile Blachard, rapporteur de la loi sur le statut des journalistes de 1935, avancera que « l’établissement de la carte d’identité aidera puissamment à l’organisation méthodique d’une profession longtemps demeurée dans l’anarchie. Les intérêts moraux y vont de pair avec les intérêts matériels ». Le 12 janvier 1936, après la parution des décrets instituant la carte de presse, Le Journaliste, organe du SNJ, expliquait : « La carte professionnelle, c’est le droit permanent de regard de la profession sur elle-même, c’est le contrôle du journalisme par les journalistes (…). Ordre des journalistes, cela veut dire honnêteté, discipline, contrôle, vertu professionnelle. C’est ainsi que nous l’entendons. Eh bien ! Vous avez la carte, l’ordre des journalistes est créé (6) ». Constat pour le moins abusif, on l’a vu, mais qui souligne combien, soixante-dix ans après, « la carte professionnelle (…) fonctionne comme un attribut symbolique capable de déterminer les frontières là où le législateur ne les aurait pas imaginées. (Elle) sert un mythe fortement ancré dans l’esprit du public et même des journalistes qu’il existe une structure fiable et garante de la qualité et de l’intégrité des journalistes (7) » par la sélection qu’elle opérerait à l’entrée. De fait, le projet d’une instance de vigilance déontologique a été largement abandonné et, globalement, la profession, toujours aussi sûre d’elle, semble désormais s’en remettre soit à la seule conscience individuelle (le journaliste conscient de ses devoirs), soit à la critique interne (les journalistes veillent entre eux au respect de la déontologie), soit à des règlements locaux, propres à chaque rédaction. Et ce malgré les mutations qu’a connues le monde des médias. Malgré également la multiplication des polémiques sur le travail journalistique : suivisme et manque de discernement (le faux charnier de Timisoara en 1989 ou, plus récemment la fausse agression antisémite du RER D), manque d’indépendance et de distance critique (la première guerre du Golfe), sensationnalisme (la mort de Lady Di)… Si elles ne sont pas nécessairement vaines, toutes ces modalités présentent leurs limites. Selon J. Le Bohec, le « recours à la conscience comme solution aux problèmes déontologiques se fonde sur deux présupposés ». L’un, c’est que « les journalistes seraient “par nature” les mieux placés pour analyser les choses qui leur arrivent ». L’autre, c’est qu’« il suffirait de s’y appesantir tout en battant sa coulpe pour échapper miraculeusement aux déterminismes (…). Cette manière de se justifier constitue une sorte de chantage assez simpliste : estimer que la prise de conscience ne suffit pas pour suspendre les contraintes risque d’être interprété comme une mise en cause de la sincérité, de la bonne foi, du journaliste (8) ».

Une déontologie vaporeuse

Annick Puerto souligne, elle, que dans une profession où les conditions de travail sont de plus en plus intenses, le recours à la morale personnelle conduit souvent les plus précaires à la culpabilisation individuelle. Elle cite ainsi Julien, pigiste : « Pour des témoignages sur le surendettement, les gens, je les ai pressés comme des citrons et après je suis parti, ils n’ont plus entendu parler de moi (…). J’avais deux jours de tournage, voyage compris (…), moi j’étais mal (9). » La critique interne est certes intense et indispensable. Néanmoins son aspect rituel (« Faut-il brûler les journalistes ? »), et l’absence de changement véritable des pratiques interrogent. Pour J. Le Bohec, l’autocritique a avant tout pour fonction de construire « à l’occasion de ces luttes symboliques (…) une frontière entre les débatteurs autorisés et les autres ». Là encore, « l’exclusion de tout point de vue extérieur est aussi et surtout une façon de tracer une frontière entre un dedans et un dehors malgré le flou des limites du journalisme en France (10) ». Enfin, certaines rédactions se sont effectivement dotées de chartes spécifiques, parfois ambitieuses (seul le quotidien Le Monde a publié la sienne). Elles restent néanmoins peu nombreuses, et l’on ne sait rien de leur efficacité « en l’absence de corpus répressif et d’organisme de contrôle ou de discipline ». Résultat quelque peu paradoxal de cette déontologie vaporeuse : en France plus qu’ailleurs, c’est le législateur qui s’est chargé d’édicter les règles de bonnes conduites journalistiques. Le droit de réponse et de rectification, qui dans la plupart des démocraties est laissé à la déontologie privée des journaux, est en France régi par la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Idem pour le négationnisme (loi Gayssot, 1990) ou encore le respect des personnes menottées (dans le cadre de procédures judiciaires) ou victimes d’attentats (loi Guigou, 2000). Ce qui ne manque généralement pas de susciter l’ire des journalistes, qui voient souvent dans ces interventions législatives des entraves injustifiables à la liberté de la presse… Pourtant, ce ne sont pas les expériences et les idées qui manquent, et qui permettraient aux médias d’assumer une forme d’autorégulation sans en passer nécessairement par une instance disciplinaire. Ces M*A*R*S* (moyens d’assurer la responsabilité sociale des médias), comme les appelle Claude-Jean Bertrand, sont nombreux à avoir été expérimentés… à l’étranger. L’un des plus répandus est le conseil de presse, sorte de tribunal d’honneur composé de membres du public, de journalistes et de représentants d’entreprises de presse, qui recueille les plaintes adressées aux médias et rend des avis. Autre M*A*R*S* : le médiateur, qui a commencé à se mettre en place dans certains médias français (Le Monde et France 2 notamment). Mais on pourrait aussi citer les journalism reviews (revues critiques), les commissions d’évaluation des contenus, les sociétés de lecteurs, les observatoires des médias (11) … Bref, c’est bien l’ambition qui manque, et non les moyens.