Un colloque organisé le mois dernier dans le cadre du 82e congrès de l’association francophone pour le savoir (Acfas) s’est intéressé à l’antisémitisme dans les médias québécois dans la première partie du 20e siècle. Grâce à de nouvelles sources de langue française, les historiens portent aujourd’hui un nouveau regard sur un phénomène à la fois marginal et haineux. Focus sur les éditoriaux du quotidien le Devoir d’une part et sur un  personnage peu sympathique, Adrien Arcand, de l’autre.

Un colloque organisé le mois dernier dans le cadre du 82e congrès de l’association francophone pour le savoir (Acfas) s’est intéressé à l’antisémitisme dans les médias québécois dans la première partie du 20e siècle. Grâce à de nouvelles sources de langue française, les historiens portent aujourd’hui un nouveau regard sur un phénomène à la fois marginal et haineux. Focus sur les éditoriaux du quotidien le Devoir d’une part et sur un  personnage peu sympathique, Adrien Arcand, de l’autre.

Par Hélène Roulot-Ganzmann

Pour les besoins de sa recherche, Pierre Anctil, professeur au département d’histoire à l’Université d’Ottawa, s’est adonné à la lecture d’environ 16 000 éditoriaux du quotidien Le Devoir entre 1910 et 1963, pour se rendre compte que moins de 1,5% d’entre eux évoquait la question juive. La moitié d’entre eux le font de manière neutre ou positive.

«Ce que l’on constate c’est qu’il n’y a pas de continuité sur la question du judaïsme dans les pages du Devoir tout au long de cette période, explique-t-il. Nous avons une période jusqu’à 1932, avec Bourassa, une autre de 1932 à 1947 avec Pelletier et qui contient l’essentiel du discours antisémite du journal, et une dernière, entre 1947 et 1963, durant laquelle le discours devient presqu’absent. Il s’agit d’une approche cyclique et fluctuante. Ce sont des mouvements de hauts et de bas, il y a des silences très longs. Le discours antisémite réagit à des contextes précis.»

Pierre Anctil parle d’une «polyphonie» au Devoir avec des éditorialistes qui cohabitent dans le temps mais qui n’ont pas du tout la même position.

«Bourassa écrit très peu, mais toujours de manière positive. Pelletier et Dupitre écrivent beaucoup, une cinquantaine d’éditoriaux chacun sur le sujet, le premier toujours négativement, le deuxième positivement. Et Héroux est plutôt neutre. Voici des personnes qui se connaissaient, qui se côtoyaient, qui écrivaient en même temps dans le journal et qui n’ont pas la même perception vis-à-vis des Juifs. Et on rencontre ces perceptions côte à côte dans les pages du journal.»

Mythe de l’envahissement du Canada français

Cette étude pointue met en lumière quatre pointes, trois liées à l’histoire allemande, en 1934 avec l’arrivée d’Adolphe Hitler au pouvoir, 1938, lors de la Nuit de Cristal, et 1942, avec la révélation de l’Holocauste. La dernière, au début du 20e siècle, coïncide avec l’arrivée massive d’immigrants juifs au Québec.

«Quoi qu’il en soit, l’antisémitisme que l’on trouve dans les pages du Devoir ne s’approche jamais du fascisme, cause que le journal a très vite condamnée, explique l’historien. La critique des Juifs se fait plutôt sur la base d’un courant xénophobe prononcé, d’un nationalisme défensif avec en arrière-fond, la peur de voir la culture et le particularisme franco-canadien anéantis par l’arrivée massive d’étrangers, notamment de Juifs. Le mythe de l’envahissement du Canada français par les Juifs revient régulièrement, mais il faut bien comprendre que jusque dans les années 1960, bien après la fin du discours antisémite, Le Devoir demeure profondément opposé à l’immigration.»

Une opposition à l’immigration, notamment juive, qui s’exprime toutefois toujours sous la plume des éditorialistes du quotidien, de manière modérée, avec retenue. Rien à voir avec un autre journaliste œuvrant à la même époque à Montréal, lui faisant preuve en revanche d’un véritable fanatisme antisémite, Adrien Arcand.

Inspirateur du négationniste

Depuis plusieurs années, Hugues Thérorêt, historien lui aussi à l’Université d’Ottawa, s’intéresse au parcours de cet homme au point d’en avoir publié une biographie intitulée les Chemises bleues – Adrien Arcand, journaliste antisémite canadien-français.

«Je le considère plus comme un journaliste antisémite que comme un chef fasciste parce que les mouvements politiques qu’il a créés à partir de 1936 ont finalement attiré très peu de gens et ont eu très peu d’influence, résume-t-il dans sa communication à l’Acfas. En revanche, ses écrits antisémites se sont malheureusement propagés partout au Canada et partout dans le monde. Il sera même un pionnier et un inspirateur dans la naissance du négationnisme.»

Né à Montréal à la fin du 19e siècle d’un père syndicaliste de gauche, élevé dans un univers très catholique, rien ne le prédestinait à endosser la doctrine fasciste. Arrivé au journalisme dans les années 1920, il travaille tour à tour à La Patrie, au Star et à La Presse, avant d’en être congédié pour avoir voulu y implanter un syndicat.

C’est alors qu’il rencontre l’éditeur Joseph Ménard et qu’il lance avec lui le journal Le Goglu.

«Un journal à l’humour douteux, décrit Hugues Thérorêt. Au départ xénophobe, mais qui devient clairement antisémite à partir de 1930, alors que le gouvernement Taschereau évoque l’idée de créer une commission scolaire pour les écoles juives de Montréal. On y titre alors que la ville de Québec est livrée aux Juifs! Les caricatures sont  violentes, les termes diffamatoires. La campagne d’achat chez nous est elle aussi récupérée et clairement dirigée contre les Juifs. Son idéologie s’inspire du complot juif.»

Déni total

Ainsi, c’est lui qui fait publier au Canada les Protocoles de Sion, ouvrage qui décrit le plan de conquête mondiale par les Juifs… et qui se révélera être un faux. Adrien Arcand aura pourtant été jusqu’à écrire la Clé du mystère, visant a prouver son authenticité.

«C’est ce que j’appelle l’antisémitisme de plume, la pensée antisémite se propage par ses écrits, explique l’historien. Sans non plus en exagérer la portée puisque s’il affirme tirer le Goglu à 80 000 exemplaires, il est peu probable que les tirages aient dépassé les 1 500 unités en réalité.»

En 1940, Adrien Arcand est arrêté, ses documents saisis. Il sortira de prison à la fin de la Seconde guerre mondiale et reprendra sa propagande de plus belle via un nouvel organe qu’il crée, Serviam.

«Encore là, il est dans le déni total, exprime Hugues Théroêt. Selon lui, son journal n’est pas antisémite, il est pro-gentils, pro-chrétiens, il combat l’erreur du communisme qui est l’œuvre des Juifs. C’est hallucinant qu’il ait pu continuer jusqu’à la fin des années 1960 à publier ça, mais il n’y avait pas de loi au Canada qui interdisait la propagande haineuse à l’époque.»

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