Note de lecture de la Chaire de recherche en éthique du journalisme de l'Université d'Ottawa

Par Carolane Gratton, étudiante à la maîtrise en communication à l'Université d'Ottawa et Marc-François Bernier, Ph. D. Professeur et titulaire de la CREJ

Il s’agit de la question que se pose le professeur Marc Edge, de l’University of the South Pacific, dans son étude sur le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC).

 

Note de lecture de la Chaire de recherche en éthique du journalisme de l'Université d'Ottawa

Par Carolane Gratton, étudiante à la maîtrise en communication à l'Université d'Ottawa et Marc-François Bernier, Ph. D. Professeur et titulaire de la CREJ

Il s’agit de la question que se pose le professeur Marc Edge, de l’University of the South Pacific, dans son étude sur le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC).

Spécialisé en médias et ancien journaliste, il s’est intéressé à la théorie du détournement de la régulation (regulatory capture) qui, selon lui, s’applique au CRTC. Celle-ci se définit par un favoritisme systématique des organes régulés, au détriment de l’intérêt public. Au fil des années, les dispositifs créés pour assurer la régulation deviendraient de plus en plus inféodés aux intérêts privés qu’ils sont pourtant sensés surveiller.

Afin d’en étudier la portée, l’auteur s’est penché sur la politique des avantages tangibles du CRTC et un organisme fondé grâce à celle-ci, le Consortium canadien de recherche sur les médias (CCRM). Ce consortium regroupait alors différentes universités canadiennes : University of British Columbia School of Journalism, York/Ryerson Graduate Program in Communication and Culture et le Centre d'études sur les médias de l'Université Laval.

La politique des avantages tangibles a été créée par le CRTC dans un contexte de concentration médiatique avec pour but premier d’en limiter les impacts négatifs. Cette politique impose qu’une partie du montant de chaque acquisition d’un média (10 % pour la télévision, 6 % pour la radio) soit investie dans des projets favorisant la diversité des voix, qui est affectée par la concentration.

Dès sa création, cette politique a été fortement critiquée. Les médias considéraient qu’il s’agissait d’une taxe déguisée, arbitraire et sans fondement. D’autres ont aussi fait valoir que les médias allaient simplement refiler cette « taxe » aux consommateurs. De plus, l’absence d’évaluation de sa performance la rendait non imputable.

Cette politique a même été remise en question en 2007, lors de la révision du cadre réglementaire du CRTC. Les résultats indiquaient un manque de constance dans son application et dans sa portée, entrainant souvent des résultats mitigés. Par contre, le CRTC a décidé en 2008 de la garder, considérant qu’elle favorise néanmoins la « diversité des voix ».

En 2000, Bell Canada Entreprises (BCE) achète le réseau CTV pour une valeur de 2,3 milliards de dollars. BCE se retrouve alors avec 230 millions dollars à investir, dont une partie a permis la création du CCRM. Ce consortium souhaitait améliorer les connaissances canadiennes sur les médias. Le but officiel était de produire des études importantes et pertinentes afin de stimuler des débats sur les enjeux de société liés aux médias (économique, social et culturel).

Cependant, Edge soutient que les actions posées par le Consortium ont plutôt porté vers une protection des intérêts des propriétaires de médias.

L’une de ses premières actions a été sa participation à l’audience du CRTC sur le renouvellement de deux chaines de télévision incluant CTV, dont l’acquisition par Bell avait permis la création du consortium. Le principal enjeu abordé était celui de la concentration des salles de presse. Le CRTC demandait, comme pour d’autres réseaux, qu’elles soient indépendantes les unes des autres. Par contre, plusieurs spécialistes, dont des membres du CCRM, se sont positionnés contre cette mesure. Selon eux, cela diminuerait les capacités financières du média, nuirait à sa capacité d’enquête et le rendrait moins productif au détriment du bien public. Au final, les chaines de télévision ont été renouvelées avec pour seule exigence l’indépendance dans la gestion des salles de presse.

Par la suite, le CCRM a mené des études sur le contexte médiatique canadien. Parmi celles-ci se trouve un sondage d’opinion publique, mené en 2004, sur les habitudes de consommation et la crédibilité des médias. Edge rapporte que l’objectivité du sondage a été très critiquée, la formulation des questions incitant des réponses plus complaisantes envers les médias. De plus, sa formulation ne permettait pas de comparer efficacement les questions avec celles d’autres sondages internationaux.

Le sondage a été modifié et réutilisé en 2008, afin d’être plus objectif et de refléter les standards internationaux. Les résultats ont été beaucoup plus critiques et ont dénoté un cynisme important et une baisse d’intérêt de la part des Canadiens face à leurs médias. Edge fait valoir que cette observation n’a néanmoins pas été considérée comme suffisamment pertinente pour faire partie de leur rapport de 2009 compilant les résultats les plus intéressants de leurs études.

Toujours dans le même ordre d’idée, Marc Edge critique l’approche du Consortium, axée sur les sondages d’opinion. Il souligne que ceux-ci ne permettent pas d’évaluer les structures institutionnelles et les relations de pouvoir, deux sujets d’importance lorsqu’il est question de la concentration des médias.

L’auteur en conclut que le CCRM a suivi le chemin du CRTC dans sa complaisance envers le privé. Il souligne que cet organisme de recherche a bien rempli sa promesse de fournir de l’information et du matériel de recherche sur le contexte médiatique canadien.

Mais il considère que son manque de positionnement critique envers les propriétaires de médias, tant dans l’utilisation de ses sondages que dans sa prise de position publique, a limité sa capacité à favoriser des débats constructifs et l’intérêt public. De plus, il ne peut que déplorer l’apparence de conflit d’intérêts des membres du CCRM qui se sont positionnés en faveur de propriétaire de presse le finançant.

* * *

La contribution de Edge s’inscrit dans un courant critique, ou pour le moins sceptique, quant à la capacité ou la volonté des entreprises de presse de contribuer au financement de la recherche scientifique indépendante. On pourrait aussi dire que les médias savent reconnaître et financer ceux qui sauront servir leurs intérêts, soit par l’orientation et les méthodes de recherche, soit par leurs interventions publiques. Comme si la possible confrontation à des résultats de recherche pouvant les contrarier faisait peur à l’industrie des médias qui favorise ainsi un statu quo professionnel et éthique plutôt que d’accepter des remises en question de certaines pratiques.

On pourrait pousser plus loin l’analyse et soumettre que certains chercheurs, qui ont eu une première carrière au sein d’entreprises de presse, n’ont jamais été réellement en mesure de remettre en question leurs croyances, convictions et loyautés premières envers l’industrie.

Si on s’en tient uniquement à la contribution de Edge, le bilan du Consortium (devenu depuis Media Research) est bien mince, mais il faudra attendre d’autres évaluations pour s’en faire une idée plus précise. Notons cependant que le nouveau site Internet du Consortium vante les « avantages sublimes » (sublime benefits) de la recherche mise au service des objectifs économiques des médias (publicité, programmation, intérêt des auditoires, etc.). Il se peut donc que Edge ait vu juste, bien avant que la Consortium ne prenne l’appellation de Media Research et ne revendique officiellement cette instrumentalisation de la recherche universitaire.

 

Source : Edge, Marc (2013) « Public Benefits or Private? The Case of the Canadian Media Research Consortium », Canadian Journal of Communication, 38 (2013) 5-34